MAXIME.
A merveille, et je ne sais comment vous remercier de votre prévoyante bonté… Seulement je crains d'être un homme d'affaires un peu neuf.
LAUBEPIN.
N'êtes-vous pas avocat, c'est-à-dire un peu propre à tout? Et puis, comme je l'écris à madame Laroque, ce qui vous manque peut s'apprendre en deux mois, et vous avez ce que cinquante ans d'expérience n'avaient pu apprendre à votre prédécesseur… la probité… je vous ai vu au feu, j'en réponds.
MAXIME.
Eh bien, Monsieur, je suis prêt. (Il se lève.)
LAUBEPIN.
Prêt à partir demain?
MAXIME.
Demain?
LAUBEPIN.
Mon Dieu, il le faut, car ces gens-là sont ne sont pas capables à eux tous de faire une quittance. Mon excellente amie madame Laroque en particulier est, en affaires, d'une enfance… c'est une créole.
MAXIME, vivement.
Ah! c'est une créole!
LAUBEPIN, sèchement.
Oui, jeune homme, une vieille créole. De son côté, sa fille…
MAXIME.
Ah! elle a une fille?
LAUBEPIN.
Oui, qui est plus jeune.
MAXIME.
Naturellement…
LAUBEPIN.
Au surplus, vous les verrez, vous les jugerez vous-même.
MAXIME.
Si je pouvais pourtant sans indiscrétion vous demander, pour ma gouverne, quelques renseignements sur le caractère des personnes avec qui je vais me trouver en contact?
LAUBEPIN, avec réserve.
Mon Dieu, jeune homme, l'article personnel est toujours fort délicat. Cependant, voyons… Il y a dans le château, en résidence permanente, sans parler des voisins, des amis, il y a, dis-je, cinq personnes: d'abord monsieur Laroque le père, célèbre au commencement de ce siècle en qualité de corsaire autorisé, source de la fortune… aujourd'hui plus qu'octogénaire… intelligence un peu flottante; ensuite, madame Laroque, sa belle-fille, veuve, créole d'origine… quelques manies… mais belle âme; mademoiselle Marguerite, sa fille, créole et bretonne… une petite tête, quelques chimères, mais belle âme; puis, en sous-ordre, une madame Aubry, cousine au deuxième degré recueillie dans la maison, veuve d'une banquier décédé en Belgique… esprit aigri; et enfin une demoiselle Hélouin, institutrice, demoiselle de compagnie, esprit cultivé… caractère… (Il hésite et reprend.) Esprit cultivé!.. c'est tout! vous voyez…
MAXIME.
Comment, mais sur cinq habitants il y a deux belles âmes… c'est une proportion magnifique!
LAUBEPIN.
N'est-ce pas? ah çà! Maxime, vous penserez à la dot d'Hélène?
MAXIME.
Je ne penserai qu'à cela, Monsieur!
LAUBEPIN.
Bien! allons! bon courage, mon ami! Demain matin je vous attends à déjeuner, et demain soir en route pour la Bretagne. (Sérieux.) Mon enfant, je ne vous connais que depuis quelques heures, et je me porte votre caution, vous voyez: je réponds de vous… à tous les points de vue: je n'aurai jamais à m'en repentir, n'est-ce pas?..
MAXIME.
Monsieur, j'ai fait, à la mémoire de celle que j'avais connue trop tard, un serment que je tiendrai. J'ai juré de ne jamais commettre aucune action dont aurait pu rougir la sainte qui fut ma mère.
LAUBEPIN.
Je suis tranquille; à demain.
MAXIME.
A demain… (Seul.) Intendant!.. allons, frère, courage!
FIN DU PREMIER TABLEAU
IIe TABLEAU
Un riche salon d'été, largement ouvert sur une terrasse ornée de statues et de grands vases: une balustrade ferme, dans le fond, cette terrasse, d'où l'on descend par un escalier de deux ou trois marches dans une autre partie des jardins. A gauche une fenêtre, un piano. – A droite une table couverte de livres et de journaux, jardinières, vases pleins de fleurs, un brasero allumé.
SCENE I.
M. DE BEVALLAN, LE DOCTEUR DESMARETS, MADAME LAROQUE, MARGUERITE, MADEMOISELLE HELOUIN, MADAME AUBRY.
Au lever de rideau, quelques jeunes filles en toilette d'été se promènent sur la terrasse, M. de Bévallan cause et rit avec elles. Le docteur Desmarets lit un journal: Madame Laroque, enveloppée de fourrures et entourée de coussins en velours et en tapisserie, est assise à droite, lisant et approchant sa main de temps à autre de la flamme du brasero. Marguerite, assise près de sa mère, fait de la tapisserie. Mademoiselle Hélouin arrange des fleurs dans un vase. Madame Aubry, assise à gauche, tricote.
BEVALLAN, après un cri de joie poussé par les jeunes filles qui battent des mains, entre dans le salon. – Aux jeunes filles en dehors.
Mesdemoiselles, c'est entendu!.. (Dans le salon.) Mesdames, ces demoiselles désirent faire un tour de valse sur la terrasse.
MADAME LAROQUE.
Comment? en plein soleil, comme cela?
BEVALLAN.
Oui, Madame, attendu que les fleurs ne craignent pas le soleil. (Mettant ses gants et s'approchant de Marguerite.) Mademoiselle Marguerite, oserai-je vous demander?..
MARGUERITE.
Oh! moi, je crains le soleil… Je vous remercie, je préfère jouer. (Elle se lève et se dirige vers le piano.)
BEVALLAN, comme elle passe près de lui, lui dit à demi-voix.
Toujours barbare! (A mademoiselle Hélouin qui arrange des fleurs.) Et vous, Mademoiselle, puis-je espérer…?
MADEMOISELLE HELOUIN.
Volontiers. (Elle prend le bras de Bévallan.)
BEVALLAN, à demi-voix.
Toujours charmante! (Haut, se dirigeant vers la terrasse.) Allons, Mesdemoiselles, allons! (Marguerite commence à jouer la valse. Bévallan, mademoiselle Hélouin et les jeunes filles tourbillonnent et disparaissent.)
MADAME LAROQUE.
Avez-vous vu ma nouvelle serre, docteur?
DESMARETS, se levant1 [1. Marguerite au piano, madame Aubry, Desmarets, madame Laroque.].
Non, Madame.
MADAME LAROQUE.
Ah! Eh bien, mais il va falloir que je vous montre cela… si je puis me traîner jusque-là.
DESMARETS.
Comment, vous traîner?.. mais vous êtes éblouissante de santé, ce matin, vous êtes fraîche comme la rosée!
MADAME LAROQUE.
Fraîche… c'est-à-dire que je suis gelée… C'est une chose extraordinaire… Depuis vingt ans que j'ai quitté les Antilles et que je suis en France, je n'ai pas encore pu me réchauffer.
DESMARETS.
Tant mieux! Madame, tant mieux! Le froid converse!.. (Passant à gauche.) Et vous, madame Aubry, voyons… la santé?
MADAME AUBRY, dolente.
Oh! toujours bien faible, docteur… j'ai eu des vertiges tout le matin.
DESMARETS.
Tant mieux! parfait, cela! signe de force!
MADAME AUBRY, confidentiellement.
Oh! le chagrin me mine, voyez-vous, docteur. On me traite si indignement ici.
DESMARETS.
Encore! comment ça?
MADAME AUBRY.
Vous n'avez pas vu encore ce matin au déjeuner… du potage froid… pas de chaufferette… toutes les indignités possibles… je suis voir le jouet des domestiques… et songez donc, docteur, quand on a été dans ma position, quand on a mangé dans de l'argenterie à ses armes!.. Ah! on ne sait pas tout ce que je souffre dans cette maison… et on ne le saura jamais, car quand on a de la fierté on souffre sans se plaindre; aussi je me tais, docteur, mais je n'en pense pas moins.
DESMARETS, impatienté.
C'est cela, Madame, n'en parlons plus. Et croyez-moi, buvez frais… cela vous calmera.
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