— Au consistoire qui suivit bientôt après, le 30 juin 1889, continua-t-il (toujours debout, il s'appuyait à présent sur le guéridon, les deux bras en avant, penché vers la comtesse), Léon XIII laissa s'élever son indignation véhémente. Sa protestation fut entendue de la terre entière; et toute la chrétienté trembla en l'entendant parler de quitter Rome! Quitter Rome, j'ai dit!... Tout ceci, Madame la comtesse, vous le savez déjà, vous en avez souffert et vous en souvenez comme moi.
Il reprit sa marche:
— Enfin Crispi fut déchu du pouvoir. L'église allait-elle respirer? En décembre 1892 le pape écrivait donc ces deux lettres. Madame...
Il se rassit, approcha brusquement son fauteuil du canapé et saisissant le bras de la comtesse:
— Un mois après le pape était emprisonné.
La comtesse s'obstinant à demeurer coite, le chanoine lâcha son bras, reprit sur un ton plus posé:
— Je ne cherchai pas, Madame, à vous apitoyer sur les souffrances d'un captif; le coeur des femmes est toujours prompt à s'émouvoir au spectacle des infortunes. Je m'adresse à votre intelligence, comtesse, et vous invite à considérer le désarroi où, chrétiens, la disparition de notre chef spirituel nous a plongés.
Un léger pli se marqua sur le front pâle de la comtesse.
— Plus de pape est affreux, Madame. Mais, qu'à cela ne tienne: un faux pape est plus affreux encore. Car pour dissimuler son crime, que dis-je? pour inviter l'église à se démanteler et à se livrer elle-même, la Loge a installé sur le trône pontifical, en place de Léon XIII, je ne sais quel suppôt du Quirinal, quel mannequin, à l'image de leur sainte victime, quel imposteur, auquel, par crainte de nuire au vrai, il nous faut feindre de nous soumettre, devant lequel, enfin, ô honte! au jubilé s'est incliné la toute entière chrétienté.
A ces mots le mouchoir qu'il tordait dans ses mains se déchira.
— Le premier acte du faux pape fut cette encyclique trop fameuse, l'encyclique à la France, dont le coeur de tout Français digne de ce nom saigne encore. Oui, oui, je sais, Madame, combien votre grand coeur de comtesse a souffert d'entendre la Sainte église renier la sainte cause de la royauté; le Vatican, j'ai dit, applaudir à la République. Hélas! rassurez-vous, Madame! vous vous étonniez à bon droit. Rassurez-vous, Madame la comtesse mais songez à ce que le Saint-Père captif a souffert, entendant ce suppôt imposteur le proclamer républicain!
Puis, se rejetant en arrière, avec un rire sanglotant:
— Et qu'avez-vous pensé, comtesse de Saint-Prix, et qu'avez-vous pensé, comme corollaire à cette cruelle encyclique, de l'audience accordée par notre Saint-Père au rédacteur du Petit Journal ? Du Petit Journal , Madame la comtesse, ah! fi donc! Léon XIII au Petit Journal ! Vous sentez bien que c'est impossible. Votre noble coeur vous a déjà crié que c'est faux!
— Mais, s'écria la comtesse, n'y pouvant plus tenir, c'est ce qu'il faut crier à toute la terre.
— Non, Madame! c'est ce qu'il faut taire! continua l'abbé, formidable; c'est ce qu'il faut taire d'abord; c'est ce que nous devons taire pour agir.
Puis s'excusant, d'une voix subitement éplorée:
— Vous voyez que je vous parle comme à un homme.
— Vous avez raison, Monsieur l'abbé. Agir, disiez-vous. Vite: qu'avez-vous résolu?
— Ah! je savais trouver chez vous cette noble impatience virile, digne du sang des Baraglioul. Mais rien n'est davantage à craindre, en l'occurrence, hélas! qu'un zèle intempestif. De ces abominables forfaits, si quelques élus aujourd'hui sont avertis, il nous est indispensable, Madame, de compter sur leur discrétion parfaite, sur leur pleine et entière soumission à l'indication qui leur sera donnée en temps opportun. Agir sans nous, c'est agir contre nous. Et, en plus de la désapprobation ecclésiastique qui pourra entraîner... qu'à cela ne tienne: l'excommunication, toute initiative individuelle se heurtera aux démentis catégoriques et formels de notre parti. Il s'agit ici, Madame, d'une croisade; oui, mais d'une croisade cachée. Excusez-moi d'insister sur ce point, mais je suis chargé tout spécialement de vous en avertir par le cardinal, qui veut tout ignorer de cette histoire et qui ne comprendra même pas ce dont il est question si on lui en parle. Le cardinal ne veut pas m'avoir vu; et de même, plus tard, si les événements nous remettent en rapport, qu'il soit bien convenu que, vous et moi, nous ne nous sommes jamais parlé. Notre Saint-Père saura bientôt reconnaître ses vrais serviteurs.
Un peu déçue la comtesse argua timidement:
— Mais alors?
— On agit, Madame la comtesse; on agit, n'ayez crainte. Et je suis même autorisé à vous révéler une partie de notre plan de campagne.
Il se carra dans son fauteuil, bien en face de la comtesse; celle-ci, maintenant, avait levé ses mains à son visage, et restait, le buste en avant, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes.
Il commença de raconter que le pape n'était pas enfermé dans le Vatican, mais vraisemblablement dans le Château Saint-Ange, qui, comme le savait certainement la comtesse, communiquait avec le Vatican par un corridor souterrain; qu'il ne serait sans doute point trop malaisé de l'enlever de cette geôle, n'était la crainte quasi superstitieuse que chacun des serviteurs gardait en face de la franc-maçonnerie, bien que de coeur avec l'église. Et c'était là-dessus que comptait la Loge; l'exemple du Saint-Père séquestré maintenait les âmes dans la terreur. Aucun des serviteurs ne consentait à prêter son concours qu'après qu'on l'avait mis à même de s'en aller au loin vivre à l'abri des persécuteurs. D'importantes sommes avaient été consenties à cet usage par des personnes dévotes et de discrétion reconnue. Il ne restait plus à lever qu'un seul obstacle, mais qui réclamait plus que tous les autres réunis. Car cet obstacle était un prince, geôlier en chef de Léon XIII.
— Vous souvient-il, Madame la comtesse, de quel mystère reste enveloppée la double mort de l'archiduc Rodolphe, prince héritier d'Autriche-Hongrie, et de sa jeune épouse, trouvée râlante à ses côtés — Maria Wettsyera, la nièce de la princesse Grazioli, qu'il venait d'épouser?... Suicide, a-t-on dit! Le pistolet n'était là que pour donner le change à l'opinion publique: la vérité c'est qu'ils étaient tous deux empoisonnés. éperdument amoureux, hélas! de Maria Wettsyera, un cousin du grand-duc son mari, grand-duc lui-même, n'avait point supporté de la voir à un autre... Après cet abominable forfait, Jean-Salvator de Lorraine, fils de Marie-Antoinette, grande-duchesse de Toscane, quittait la cour de son parent, l'empereur François-Joseph. Se sachant découvert à Vienne, il allait se dénoncer au pape, l'implorer, le fléchir. Il obtient le pardon. Mais sous prétexte de pénitence, Monaco — le cardinal Monaco La Valette — l'enferma dans le Château Saint-Ange où il gémit depuis trois ans.
Le chanoine avait débité tout cela d'une voix à peu près égale; il prit un temps, puis, avec un petit appel du pied:
— C'est lui que Monaco a établi geôlier en chef de Léon XIII.
— Eh quoi! le cardinal! s'écria la comtesse; un cardinal peut-il donc être franc-maçon?
— Hélas! dit le chanoine pensivement, la Loge a fortement entamé l'église. Vous pensez bien, Madame la comtesse, que si l'église avait mieux su se défendre elle-même, rien de tout cela ne serait arrivé. La Loge n'a pu se saisir de la personne de Notre Saint-Père qu'avec la connivence de quelques compagnons très haut placés.
— Mais c'est affreux!
— Que vous dire de plus, Madame la comtesse? Jean-Salvador croyait être prisonnier de l'église, quand il l'était des francs-maçons. Il ne consent à travailler aujourd'hui à l'élargissement de notre Saint-Père que si on lui permet du même coup de s'enfuir lui-même; et il ne peut s'enfuir que très loin, dans un pays d'où l'extradition n'est pas possible. Il exige deux cent mille francs.
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