Julius à son tour se rebiffa:
— Je ne cherche pas à vous acheter, monsieur Wluiki, commençait-il déjà de son haut... Mais tous deux voyant qu'ils allaient se couper les ponts, ils s'arrêtèrent net et, après un moment de silence:
— Quel est donc ce travail que vous vouliez me confier? commença Lafcadio d'un ton plus souple.
Julius se déroba, prétextant que le texte n'en était pas encore au point; il ne pouvait être mauvais d'ailleurs qu'ils fissent auparavant plus ample connaissance.
— Avouez, Monsieur, reprit Lafcadio d'un ton enjoué, qu'hier vous ne m'avez pas attendu pour la faire, et que vous avez favorisé de vos regards certain carnet...?
Julius perdit pied, et, quelque peu confusément:
— J'avoue que je l'ai fait, dit-il; puis dignement: — je m'en excuse. Si la chose était à refaire, je ne la recommencerais pas.
— Elle n'est plus à faire; j'ai brûlé le carnet.
Les traits de Julius se désolèrent:
— Vous êtes très fâché?
— Si j'étais encore fâché, je ne vous en parlerais pas. Excusez le ton que j'ai pris tout à l'heure en entrant, continua Lafcadio résolu à pousser sa pointe. Tout de même je voudrais bien savoir si vous avez également lu un bout de lettre qui se trouvait dans le carnet?
Julius n'avait point lu le bout de lettre; pour la raison qu'il ne l'avait point trouvé; mais il en profita pour protester de sa discrétion. Lafcadio s'amusait de lui et s'amusait à le laisser paraître.
— J'ai pris déjà quelque peu de revanche sur votre dernier livre, hier.
— Il n'est guère fait pour vous intéresser, se hâta de dire Julius.
— Oh! je ne l'ai pas lu tout entier. Il faut que je vous avoue que je n'ai pas grand goût pour la lecture. En vérité je n'ai jamais pris de plaisir qu'à Robinson ... Si, Aladin encore... A vos yeux, me voici bien disqualifié.
Julius leva la main doucement:
— Simplement je vous plains: vous vous privez de grandes joies.
— J'en connais d'autres.
— Qui ne sont peut-être pas d'aussi bonne qualité.
— Soyez-en sûr! — Et Lafcadio riait avec passablement d'impertinence.
— Ce dont vous souffrirez un jour, reprit Julius un peu chatouillé par la gouaille.
— Quand il sera trop tard, acheva sentencieusement Lafcadio; puis brusquement: — Cela vous amuse beaucoup d'écrire?
Julius se redressa:
— Je n'écris pas pour m'amuser, dit-il noblement. Les joies que je goûte en écrivant sont supérieures à celles que je pourrais trouver à vivre. Du reste l'un n'empêche pas l'autre...
— Cela se dit. — Puis, élevant brusquement le ton qu'il avait laissé retomber comme par négligence: — Savez-vous ce qui me gâte l'écriture? Ce sont les corrections, les ratures, les maquillages qu'on y fait.
— Croyez-vous donc qu'on ne se corrige pas, dans la vie? demanda Julius allumé.
— Vous ne m'entendez pas: Dans la vie, on se corrige, à ce qu'on dit, on s'améliore; on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est ce droit de retouche qui fait de l'écriture une chose si grise et si... (il n'acheva pas). Oui; c'est là ce qui me paraît si beau dans la vie; c'est qu'il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue.
— Y aurait-il à raturer dans votre vie?
— Non... pas encore trop... Et puisqu'on ne peut pas...
Lafcadio se tut un instant, puis: — C'est tout de même par désir de rature que j'ai jeté au feu mon carnet!... Trop tard, vous voyez bien... Mais avouez que vous n'y avez pas compris grand-chose.
Non; cela, Julius ne l'avouerait point.
— Me permettez-vous quelques questions? dit-il en guise de réponse.
Lafcadio se leva si brusquement que Julius crut qu'il voulait fuir; mais alla seulement vers la fenêtre, et soulevant le rideau d'étamine:
— C'est à vous ce jardin?
— Non, fit Julius.
— Monsieur, je n'ai laissé jusqu'à présent personne lorgner si peu que ce soit dans ma vie, reprit Lafcadio sans se retourner. Puis, revenant à Julius qui ne voyait déjà plus en lui qu'un gamin: — Mais aujourd'hui c'est jour férié; je m'en vais me donner vacances, pour une unique fois dans ma vie. Posez vos questions, je m'engage à répondre à toutes... Ah! que je vous dise d'abord que j'ai flanqué à la porte la fille qui hier vous l'avait ouverte.
Par convenance Julius prit un air consterné.
— A cause de moi! Croyez que...
— Bah! depuis quelque temps je cherchais comment m'en défaire.
— Vous... viviez avec elle? demanda gauchement Julius.
— Oui; par hygiène... Mais le moins possible; et en souvenir d'un ami qui avait été son amant.
— Monsieur Protos, peut-être? hasarda Julius, bien décidé à ravaler ses indignations, ses dégoûts, ses réprobations et à ne laisser paraître de son étonnement, ce premier jour, ce qu'il en faudrait pour animer un peu ses répliques.
— Oui, Protos, répondit Lafcadio tout riant. Vous voudriez savoir qui est Protos?
— De connaître un peu vos amis m'apprendrait peut-être à vous connaître.
— C'était un Italien, du nom de... ma foi, je ne sais plus, et peu importe! Ses camarades, ses maîtres même ne l'appelèrent plus que par ce surnom, à partir du jour où il décrocha brusquement la première place de thème grec.
— Je ne me souviens pas d'avoir jamais été premier moi-même, dit Julius pour aider à la confidence; mais j'ai toujours aimé, moi aussi, me lier avec les premiers. Donc, Protos...
— Oh! c'était à la suite d'un pari qu'il avait fait. Auparavant il restait l'un des derniers de notre classe, bien qu'un des plus âgés; tandis que j'étais l'un des plus jeunes; mais, ma foi, je n'en travaillais pas mieux pour ça. Protos marquait un grand mépris pour ce que nous enseignaient nos maîtres; pourtant, après qu'un de nos forts-en-thèmes, qu'il détestait, lui eût dit un jour: il est commode de dédaigner ce dont on ne serait pas capable (ou je ne sais quoi dans ce goût), Protos se piqua, s'entêta quinze jours durant, fit si bien qu'à la composition qui suivit il passa par-dessus la tête de l'autre! à la grande stupeur de nous tous. Je devrais dire: d'eux tous. Quant à moi je tenais Protos en considération trop haute pour que cela pût beaucoup m'étonner. Il m'avait dit: je leur montrerai que ça n'est pas si difficile! Je l'avais cru.
— Si je vous entends bien, Protos a eu sur vous de l'influence.
— Peut-être. Il m'imposait. A vrai dire, je n'ai eu avec lui qu'une seule conversation intime; mais elle fut pour moi si persuasive que, le lendemain, je m'enfuis de la pension où je me blanchissais comme une salade sous une tuile, et je regagnai à pied Baden où ma mère vivait alors en compagnie de mon oncle le marquis de Gesvres... Mais nous commençons par la fin. Je pressens que vous me questionneriez très mal. Tenez! laissez-moi vous raconter ma vie, tout simplement. Vous apprendrez ainsi beaucoup plus que vous n'auriez su demander, et peut-être même souhaité d'apprendre... Non, merci, je préfère les miennes, dit-il en sortant son étui et jetant la cigarette que lui avait d'abord offerte Julius et qu'en discourant il avait laissé éteindre.
— Je suis né à Bucharest, en 1874, commença-t-il avec lenteur, et, comme vous le savez, je crois, perdis mon père peu de mois après ma naissance. La première personne que je distinguai aux côtés de ma mère, c'est un Allemand, mon oncle, le baron Heldenbruch. Mais comme je le perdis à l'âge de douze ans, je n'ai gardé de lui qu'un assez indistinct souvenir. C'était, paraît-il, un financier remarquable. Il m'enseigna sa langue, et le calcul par de si habiles détours que j'y pris aussitôt un amusement extraordinaire. Il avait fait de moi ce qu'il appelait complaisamment son caissier, c'est-à-dire qu'il me confiait une fortune de menue monnaie et que partout où je l'accompagnais j'étais chargé de la dépense. Quoi que ce fût qu'il achetât (et il achetait beaucoup) il prétendait que je susse faire l'addition, le temps de sortir argent ou billet de ma poche. Parfois il m'embarrassait de monnaies étrangères et c'étaient des questions de change; puis d'escompte, d'intérêt, de prêt; enfin même de spéculation. A ce métier je devins promptement assez habile à faire des multiplications, et même des divisions de plusieurs chiffres, sans papier... Rassurez-vous (car il voyait les sourcils de Julius se froncer), cela ne m'a donné le goût ni de l'argent, ni du calcul. Ainsi je ne tiens jamais de comptes, si cela vous amuse de le savoir. A vrai dire, cette première éducation est demeurée toute pratique et positive, et n'a touché en moi aucun ressort... Puis Heldenbruck s'entendait merveilleusement à l'hygiène de l'enfance; il persuada ma mère de me laisser vivre tête et pieds nus, par quelque temps qu'il fît, au grand air le plus souvent possible; il me plongeait lui-même dans l'eau froide, hiver comme été; j'y prenais grand plaisir... Mais vous n'avez que faire de ces détails.
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