— J'aurais voulu causer avec vous davantage, dit-il gauchement. Permettez-moi d'espérer que demain... Je vous attendrai dès dix heures.
Lafcadio s'inclina.
Sitôt que Julius eut tourné le couloir, Lafcadio repoussa la porte et tira le verrou. Il courut au tiroir, sortit son cahier; l'ouvrit à la dernière page indiscrète et, juste au point où, depuis bien des mois, il l'avait laissé, il écrivit, au crayon d'une grande écriture cabrée, très différent de la première:
Pour avoir laissé Olibrius fourrer son sale nez dans ce carnet = l punta.
Il tira de sa poche un canif, dont une lame très effilée ne formait plus qu'une sorte de court poinçon, la flamba sur une allumette et, à travers la poche de sa culotte, d'un coup, se l'enfonça droit dans la cuisse. Il ne put réprimer une grimace. Mais cela ne lui suffit pas. Au-dessous de sa phrase, sans s'asseoir, penché sur la table, il écrivit:
Et pour lui avoir montré que je le savais = 2 punte.
Cette fois il hésita; détacha sa culotte et la rabattit de côté. Il regarda sa cuisse où la petite blessure qu'il venait de faire saignait; il examina d'anciennes cicatrices qui, tout autour, laissaient comme des traces de vaccin. Il flamba la lame à nouveau, puis, très vite, par deux fois, l'enfonça derechef dans sa chair.
— Je ne prenais pas tant de précautions autrefois, se dit-il en allant au flacon d'alcool de menthe, dont il versa quelques gouttes sur les plaies.
Sa colère était un peu calmée, lorsque, en reposant le flacon, il remarqua que la photographie qui le représentait avec sa mère n'était plus tout à fait à la même place. Alors il la saisit, la contempla une dernière fois avec une sorte de détresse, puis, tandis qu'un flot de sang lui montait au visage, la déchira rageusement. Il voulut mettre le feu aux morceaux; mais ceux-ci prenaient mal la flamme; alors, débarrassant la cheminée des sacs qui l'encombraient, il posa dans le foyer, en guise de chenets, ses deux seuls livres, dépeça, lacéra, chiffonna son carnet, jeta, par-dessus, son image et alluma tout.
Le visage contre la flamme, il se persuadait que, ces souvenirs, il les voyait brûler avec un contentement indicible; mais quand il se releva, après que tout fut en cendre, la tête lui tournait un peu. La chambre était pleine de fumée. Il alla à sa toilette et s'épongea le front.
A présent, il considérait la petite carte de visite d'un oeil plus clair.
— Comte Julius de Baraglioul, répétait-il. Dapprima importa sapere chi é.
Il arracha le foulard qu'il portait en guise de cravate et de col, défit à demi sa chemise et, devant la fenêtre ouverte, laissa l'air frais baigner ses flancs. Puis, soudain pressé de sortir, promptement chaussé, cravaté, coiffé d'un décent feutre gris — apaisé et civilisé dans la mesure du possible, — Lafcadio ferma derrière lui la porte de sa chambre et s'achemina vers la place Saint-Sulpice. Là, en face de la mairie, à la bibliothèque Cardinal, il trouverait sans doute les renseignements qu'il souhaitait.
En passant sous l'Odéon, le roman de Julius, exposé, frappa ses regards; c'était un livre à couverture jaune, dont l'aspect seul eût fait bâiller Lafcadio tout autre jour. Il tâta son gousset et jeta un écu de cent sous sur le comptoir.
— Quel beau feu pour ce soir! pensa-t-il, en emportant livre et monnaie.
A la bibliothèque, un "dictionnaire des contemporains" retraçait en peu de mots la carrière amorphe de Julius, donnait les titres de ses ouvrages, les louait en termes convenus, propres à rebuter tout désir.
Pouah! fit Lafcadio... Il allait refermer le dictionnaire, quand trois mots de l'article précédent entrevus le firent sursauter. Quelques lignes au-dessus de:
Julius de Baraglioul (Vmte) , dans la biographie de Juste-Agénor , Lafcadio lisait: "Ministre à Bucharest en 1873."
Qu'avaient ces simples mots à faire ainsi battre son coeur?
Lafcadio, à qui sa mère avait donné cinq oncles, n'avait jamais connu son père; il acceptait de le tenir pour mort et s'était toujours abstenu de questionner à son sujet. Quant aux oncles (chacun de nationalité différente, et trois d'entre eux dans la diplomatie), il s'était assez vite avisé qu'ils n'avaient avec lui d'autre parenté que celle qu'il plaisait à la belle Wanda de leur prêter. Or Lafcadio venait de prendre dix-neuf ans. Il était né à Bucharest en 1874, précisément à la fin de la seconde année où le comte de Baraglioul y avait été retenu pas ses fonctions.
Mis en éveil par cette visite mystérieuse de Julius, comment n'aurait-il pas vu là plus qu'une fortuite coïncidence? Il fit un grand effort pour lire l'article Juste-Agénor ; mais les lignes tourbillonnaient devant ses yeux; tout au moins comprit-il que le comte de Baraglioul, père de Julius, était un homme considérable.
Une joie insolente éclata dans son coeur, y menant un tel tapage qu'il pensa qu'on allait l'entendre au-dehors. Mais non! ce vêtement de chair était décidément solide, imperméable. Il considéra sournoisement ses voisins, habitués de la salle de lecture, tous absorbés dans leur travail stupide... Il calculait: "né en 1821, le comte aurait soixante-douze ans. Ma chi sa se vive ancore?..." Il remit en place le dictionnaire et sortit.
L'azur se dégageait de quelques nuages légers que bousculait une brise assez vive. "Importa di domesticare questo nuovo proposito" , se dit Lafcadio, qui prisait par-dessus tout la libre disposition de soi-même; et, désespérant de mettre au pas cette turbulente pensée, il résolut de la bannir pour un moment de sa cervelle. Il tira de sa poche le roman de Julius et fit un grand effort pour s'y distraire; mais le livre était sans détour ni mystère, et rien n'était moins propre à lui permettre de s'échapper.
— C'est pourtant chez l'auteur de cela que demain je m'en vais jouer au secrétaire! se répétait-il malgré lui.
Il acheta le journal à un kiosque, et entra dans le Luxembourg. Les bancs étaient trempés; il ouvrit le livre, s'assit dessus et déploya le journal pour lire les faits divers. Tout de suite comme s'il avait su devoir les trouver là, ses yeux tombèrent sur ces lignes:
La santé du comte Juste-Agénor de Baraglioul, qui, comme l'on sait, avait donné de graves inquiétudes ces derniers jours, semble devoir se remettre; son état reste néanmoins encore précaire et ne lui permet de recevoir que quelques intimes.
Lafcadio bondit de dessus le banc; en un instant sa résolution fut prise. Oubliant le livre, il s'élança vers une papeterie de la rue Médicis où il se souvenait d'avoir vu, à la devanture, promettre des cartes de visite à la minute, à 3 francs le cent . Il souriait en marchant; la hardiesse de son projet subit l'amusait, car il était en mal d'aventure.
— Combien de temps pour me livrer un cent de cartes? demanda-t-il au marchand.
— Vous les aurez avant la nuit.
— Je paie double si vous les livrez dès 2 heures.
Le marchand feignit de consulter son livre de commandes.
— Pour vous obliger... oui, vous pourrez passer les prendre à 2 heures. A quel nom?
Alors, sur la feuille que lui tendit l'homme, sans trembler, sans rougir, mais le coeur un peu sursautant, il signa
LAFCADIO DE BARAGLIOUL
— Ce faquin ne me prend pas au sérieux, se dit-il en partant, piqué de ne recevoir pas un salut plus profond du fournisseur. Puis, comme il passait devant la glace d'une devanture: — Il faut reconnaître que je n'ai guère l'air Baraglioul! Nous tâcherons d'ici tantôt de nous faire plus ressemblant.
Il n'était pas midi. Lafcadio, qu'une exaltation fantasque emplissait, ne se sentait point d'appétit encore.
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