Julius prit la photographie et l'approcha du jour pour lire, au coin de droite, quelques mots pâlis: Duino; juillet 1886 , — qui ne lui apprirent pas grand-chose, bien qu'il se souvînt que Duino est une petite bourgade sur le littoral autrichien de l'Adriatique. Hochant la tête de haut en bas et les lèvres pincées, il reposa la photographie. Dans l'âtre froid de la cheminée se réfugiaient une boîte de farine d'avoine, un sac de lentilles et un sac de riz; dressé contre le mur, un peu plus loin, un échiquier. Rien ne laissait entrevoir à Julius le genre d'études ou d'occupation auxquelles ce jeune homme employait ses journées.
Lafcadio venait apparemment de déjeuner; sur une table, dans une petite casserole, au-dessus d'un réchaud à essence, trempait encore ce petit oeuf creux, en métal perforé, dont se servent pour préparer leur thé les touristes soucieux du moindre bagage; et des miettes autour d'une tasse salie. Julius s'approcha de la table; la table avait un tiroir et le tiroir avait sa clef...
Je ne voudrais pas qu'on se méprît sur le caractère de Julius, à ce qui va suivre: Julius n'était rien moins qu'indiscret; il respectait, de la vie de chacun, ce revêtement qu'il plaît à chacun de lui donner; il tenait en grand respect les décences. Mais, devant l'ordre de son père, il devait plier son humeur. Il attendit encore un instant, prêtant l'oreille, puis, n'entendant rien venir — contre son gré, contre ses principes, mais avec le sentiment délicat du devoir, — il amena le tiroir de la table dont la clef n'était pas tournée.
Un carnet relié en cuir de Russie se trouvait là; que prit Julius et qu'il ouvrit. Il lut sur la première page ces mots, de la même écriture que ceux de la photographie:
A Cadio, pour qu'il inscrive ses comptes, A mon loyal compagnon, son vieux oncle.
Faby
et presque sans intervalle, au-dessous, d'une écriture un peu enfantine, sage, droite et régulière:
Duino. Ce matin, 10 juillet 86, lord Fabian est venu nous rejoindre ici. Il m'apporte une périssoire, une carabine et ce beau carnet.
Rien d'autre sur cette première page.
Sur la troisième page, à la date du 29 août, on lisait:
Rendu 4 brasses à Faby . — Et le lendemain: Rendu 12 brasses.. .
Julius comprit qu'il n'y avait là qu'un carnet d'entraînement. La liste des jours, toutefois, s'interrompait bientôt, et, après une page blanche, on lisait:
20 septembre: Départ d'Alger pour l'Aurès.
Puis quelques indications de lieux et de dates: et, enfin, cette dernière indication:
5 octobre: Retour à El Kantara. 50 kilom. on horseback, sans arrêt.
Julius tourna quelques feuillets blancs; mais un peu plus loin le carnet semblait reprendre à neuf. En manière de nouveau titre, au chef d'une page était écrit en caractères plus grands et appliqués:
QUI INCOMINCIA IL LIBRO
DELLA NOVA ESIGENZA
E
DELLA SUPREMA VIRTU.
Puis au-dessous, en guise d'épigraphe:
"Tanto quanto se ne taglia" BOCCACIO.
Devant l'expression d'idées morales l'intérêt de Julius s'éveillait brusquement; c'était gibier pour lui. Mais dès la page suivante il fut déçu: on retombait dans la comptabilité. Pourtant, c'était une comptabilité d'un autre ordre. On lisait, sans plus d'indication de dates ni de lieux:
Pour avoir gagné Protos aux échecs = 1 punta. Pour avoir laissé voir que je parlais italien = 3 punte. Pour avoir répondu avant Protos = 1 p. Pour avoir eu le dernier mot = 1 p. Pour avoir pleuré en apprenant la mort de Faby = 4 p.
Julius, qui lisait hâtivement, prit "punta" pour une pièce de monnaie étrangère et ne vit dans ces comptes qu'un puéril et mesquin marchandage de mérites et de rétribution. Puis, de nouveau, les comptes cessent. Julius tournait encore la page, lisait:
Ce 4 avril, conversation avec Protos: "Comprends-tu ce qu'il y a dans ces mots: PASSER OUTRE"?
Là s'arrêtait l'écriture.
Julius haussa les épaules, serra les lèvres, hocha la tête et remit en place le cahier. Il tira sa montre, se leva, s'approcha de la fenêtre, regarda dehors; la pluie avait cessé. Il se dirigea vers le coin de la chambre où, en entrant, il avait posé son parapluie; c'est à ce moment qu'il vit, appuyé un peu en retrait dans l'embrasure de la porte, un beau jeune homme blond qui l'observait en souriant.
L'adolescent de la photographie avait à peine mûri; Juste-Agénor avait dit: dix-neuf ans; on ne lui en eût pas donné plus de seize. Certainement Lafcadio, venait seulement d'arriver; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n'avait vu personne; mais comment ne l'avait-il pas entendu approcher? alors, instinctivement, regardant les pieds du jeune homme, Julius vit qu'en guise de bottines il avait chaussé des caoutchoucs.
Lafcadio souriait d'un sourire qui n'avait rien d'hostile; il semblait plutôt amusé, mais ironique; il avait gardé sur la tête une casquette de voyage, mais, dès qu'il rencontra le regard de Julius, se découvrit et s'inclina cérémonieusement.
— Monsieur Wluiki? demanda Julius.
Le jeune homme s'inclina de nouveau sans répondre.
— Pardonnez-moi de m'être installé dans votre chambre à vous attendre. A vrai dire, je n'aurais pas osé y entrer de moi-même et si l'on ne m'y avait introduit.
Juius parlait plus vite et plus haut que de coutume, pour se prouver qu'il n'était point gêné. Le front de Lafcadio se fronça presque insensiblement; il alla vers le parapluie de Julius; sans mot dire, le prit et le mit à ruisseler dans le couloir; puis, rentrant dans la chambre, fit signe à Julius de s'asseoir.
— Sans doute vous étonnez-vous de me voir?
Lafcadio tira tranquillement une cigarette d'un étui d'argent et l'alluma.
— Je m'en vais vous expliquer en peu de mots les raisons qui m'amènent, et que vous allez comprendre très vite...
Plus il parlait, plus il sentait se volatiliser son assurance.
— Voici... Mais permettez d'abord que je me nomme;
— puis, comme gêné d'avoir à prononcer son nom, il tira de son gilet une carte et la tendit à Lafcadio, qui la posa, sans la regarder, sur la table.
— Je suis... Je viens d'achever un travail assez important; c'est un petit travail que je n'ai pas le temps de mettre au net moi-même. Quelqu'un m'a parlé de vous comme ayant une excellente écriture, et j'ai pensé que, d'autre part — ici le regard de Julius circula éloquemment à travers le dénuement de la pièce — j'ai pensé que vous ne seriez peut-être pas fâché de...
— Il n'y a personne à Paris, interrompit alors Lafcadio, personne qui ait pu vous parler de mon écriture. — Il porta alors les yeux sur le tiroir où Julius avait, sans s'en douter, fait sauter un imperceptible sceau de cire molle, puis tournant violemment la clef dans la serrure et la mettant ensuite dan sa poche: — personne qui ait le droit d'en parler, reprit-il, en regardant Julius rougir. — D'autre part (il parlait très lentement, comme bêtement, sans intonation aucune), je ne discerne pas encore nettement les raisons que peut avoir Monsieur... (il regarda la carte), que peut avoir de s'intéresser particulièrement à moi le comte Julius de Baraglioul. Cependant (et sa voix soudain, à l'instar de celle de Julius, se fit onctueuse et flexible), votre proposition mérite d'être prise en considération par quelqu'un qui a besoin d'argent, ainsi qu'il ne vous a pas échappé. (Il se leva.) — Permettez-moi, Monsieur, de venir vous porter ma réponse demain matin.
L'invite à sortir était nette. Julius se sentait en trop mauvaise posture pour insister; il prit son chapeau, hésita un instant:
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