Arrêtons-nous maintenant sur celui à qui le genre humain a eu tant d’obligations, et à qui la dernière postérité sera encore redevable. Quels honneurs lui a-t-on rendus de son vivant? quelles statues lui furent élevées dans su patrie? quels hommages a-t-il reçus des nations?... Que parlons-nous d’hommages, et de statues, et d’honneurs? Oublions-nous qu’il s’agit d’un grand homme? oublions-nous qu’il a vécu parmi des hommes? Parlons plutôt et des persécutions, et de la haine, et des tourments de l’envie, et des noirceurs de la calomnie, et de tout ce qui a été et sera éternellement le partage de l’homme qui aura le malheur de s’élever au-dessus de son siècle. Descartes l’avoit prévu: il connoissoit trop les hommes pour ne les pas craindre; il avoit été averti par l’exemple de Galilée; il avoit vu, dans la personne de ce vieillard, la vérité en cheveux blancs chargée de fers, et traînée indignement dans les prisons 24. La coupe de Socrate, les chaînes d’Anaxagore, la fuite et l’empoisonnement d’Aristote, les malheurs d’Héraclite, les calomnies insensées contre Gerbert, les gémissements plaintifs de Roger Bacon sous les voûtes d’un cachot, l’orage excité contre Ramus, et les poignards qui l’assassinèrent; les bûchers allumés en cent lieux pour consumer des malheureux qui ne pensoient pas comme leurs concitoyens; tant d’autres qui avoient été errants et proscrits sur la terre, sans asile et sans protecteurs, emportant avec eux de pays en pays la vérité fugitive et bannie du monde: tout l’avertissoit du danger qui le menaçoit; tout lui crioit que le dernier des crimes que l’on pardonne est celui d’annoncer des vérités nouvelles. Mais la vérité n’est point à l’homme qui la conçoit; elle appartient à l’univers, et cherche à s’y répandre. Descartes crut même qu’il en devoit compte au Dieu qui la lui donnoit. Il se dévoua donc 25; et, grâces aux passions humaines, il ne tarda point à recueillir les fruits de sa résolution.
Il y avoit alors en Hollande un de ces hommes qui sont offusqués de tout ce qui est grand, qui aux vues étroites de la médiocrité joignent toutes les hauteurs du despotisme, insultent à ce qu’ils ne comprennent pas, couvrent leur foiblesse par leur audace, et leur bassesse par leur orgueil; intrigants fanatiques, pieux calomniateurs, qui prononcent sans cesse le mot de Dieu et l’outragent, n’affectent de la religion que pour nuire, ne font servir le glaive des lois qu’à assassiner, ont assez de crédit pour inspirer des fureurs subalternes; espèces de monstres nés pour persécuter et pour haïr, comme le tigre est né pour dévorer. Ce fut un de ces hommes qui s’éleva contre Descartes 26. Il ne seroit peut-être pas inutile à l’histoire de l’esprit humain et des passions de peindre toutes les intrigues et la marche de ce persécuteur; de le faire voir, du moment qu’il conçut le dessein de perdre Descartes, travaillant d’abord sourdement et en silence, semant dans les esprits des idées et des soupçons vagues d’athéisme, nourrissant ces soupçons par des libelles et des noirceurs anonymes, suivant de l’oeil, et sans se découvrir, les progrès de la fermentation générale; au moment d’éclater, briguant la première place de son corps, afin de pouvoir joindre l’autorité à la haine; alors, marchant à découvert, armant contre Descartes et le peuple et les magistrats, et les fureurs sacrées des ministres; le peignant à tous les yeux comme un athée, qui commençoit par briser les autels, et finiroit par bouleverser l’état; invoquant à grands cris la religion et les lois. Il faudrait raconter comment ce grand homme fut cité au son de la cloche, et sur le point d’être traîné comme un vil criminel; comment ensuite, pour lui ôter même la ressource de se justifier, on travailla à le condamner en silence et sans qu’il en pût être averti; comment son affreux persécuteur, s’il ne pouvoit le perdre tout-à-fait, vouloit du moins le faire proscrire de la Hollande, vouloit faire consumer dans les flammes ces livres d’un athée où l’athéisme est combattu; comment il avoit déjà transigé avec le bourreau d’Utrecht pour qu’on allumât un feu d’une hauteur extraordinaire, afin de mieux frapper les yeux du peuple. Le barbare eût voulu que la flamme du bûcher pût être aperçue en même temps de tous les lieux de la Hollande, de la France, de l’Italie et de l’Angleterre. Déjà même il se préparoit à répandre dans toute l’Europe ce récit flétrissant, afin que, chassé des sept provinces, Descartes fût banni du monde entier, et que partout où il arriveroit il se trouvât devancé par sa honte. Mais c’est à l’histoire à entrer dans ces détails; c’est à elle à marquer d’une ignominie éternelle le front du calomniateur; c’est à elle à flétrir ces magistrats qui, dupes d’un scélérat, servoient d’instrument à la haine, et combattoient pour l’envie. Et que prétendoient-ils avec leurs flammes et leurs bûchers? Croyoient-ils dans cet incendie étouffer la voix de la vérité? croyoient-ils faire disparoître la gloire d’un grand homme? Il dépend de l’envie et de l’autorité injuste de forger des chaînes et de dresser des échafauds, mais il ne dépend point d’elle d’anéantir la vérité et de tromper la justice des siècles.
Tel est le sort que Descartes éprouva en Hollande. Dans son pays, je le vois presque inconnu, regardé avec indifférence par les uns, attaqué et combattu par les autres, recherché de quelques grands comme un vain spectacle de curiosité, ignoré ou calomnié à la cour 27. Je vois sa famille le traiter avec mépris; je vois son frère, dont tout le mérite peut-être étoit de partager son nom, parler avec dédain d’un frère qui, né gentilhomme, s’étoit abaissé jusqu’à se faire philosophe 28, et mettre au nombre des jours malheureux celui où Descartes naquit pour déshonorer sa race par un pareil métier. O préjugés! ô ridicule fierté des places et du rang! Il importe de conserver ces traits à la postérité, pour apprendre, s’il se peut, aux hommes à rougir. Où sont aujourd’hui ceux qui, à la vue de Descartes, sourioient dédaigneusement, et disoient avec hauteur: C’est un homme qui écrit? Ils ne sont plus. Ont-ils jamais été? Mais l’homme de génie vivra éternellement: son nom fait l’orgueil de ses compatriotes; sa gloire est un dépôt que les siècles se transmettent, et qui est sous la garde de la justice et de la vérité. Il est vrai que le grand homme trouve quelquefois la considération de son vivant; mais il faut presque toujours qu’il la cherche à trois cents lieues de lui. Descartes, persécuté en Hollande et méconnu en France, comptoit parmi ses admirateurs et ses disciples la fameuse princesse palatine, princesse qui est du petit nombre décolles qui ont placé la philosophie à côté du trône 29. Elle étoit digne d’interroger Descartes, et Descartes étoit digne de l’instruire. Leur commerce n’étoit point un trafic de flatteries et de mensonges de la part de Descartes, de protection et de hauteurs de la part d’Elisabeth. Dieu, la nature, l’homme, ses malheurs et les moyens qu’il a d’être heureux, ses devoirs et ses foiblesses, la chaîne morale de tous ses rapports, voilà le sujet de leurs entretiens et de leurs lettres. C’est ainsi que les philosophes doivent s’entretenir avec les grands. La nature avoit destiné à Descartes un autre disciple encore plus célèbre: c’étoit la fille de Gustave-Adolphe, c’étoit la fameuse Christine30. Elle étoit née avec une de ces âmes encore plus singulières que grandes, qui semblent jetées hors des routes ordinaires, et qui étonnent toujours, même lorsqu’on ne les admire pas. Enthousiaste du génie et des âmes fortes, le grand Condé, Descartes et Sobieski avoient droit dans son coeur aux mêmes sentiments. Viens, dit-elle à Descartes: je suis reine, et tu es philosophe; faisons un traité ensemble: tu annonceras la vérité, et je te défendrai contre tes ennemis. Les murs de mon palais seront tes remparts. C’est donc l’espérance de trouver un abri contre la persécution qui, seule, put attirer Descartes à Stockholm. Sans ce motif, auroit-il été se fixer auprès d’un trône? qu’est-ce qu’un homme tel que Descartes a de commun avec les rois? Leur âme, leur caractère, leurs passions, leur langage, rien ne se ressemble; ils ne sont pas même faits pour se rapprocher, leur grandeur se choque et se repousse. Mais s’il fut forcé par le malheur de se réfugier dans nue cour, il eut du moins la gloire de n’y pas démentir sa conduite; il y vécut tel qu’il avoit vécu dans le fond de la Nord-Hollande; il osa y avoir des moeurs et de la vertu; il ne fut ni vil, ni bas, ni flatteur; il ne fut point le lâche complaisant des princes ni des grands; il ne crut point qu’il devoit oublier la philosophie pour la fortune; il ne brigua point ces places qui n’agrandissent jamais ceux qui sont petits, et rabaisseroient plutôt ceux qui sont grands. Et comment Descartes auroit-il pu avoir de telles pensées? Celui qui est sans cesse occupé à méditer sur l’éternité, sur le temps, sur l’espace, ne doit-il pas contracter une habitude de grandeur, qui de son esprit passe à son âme? celui qui mesure la distance des astres, et voit Dieu au-delà; celui qui se transporte dans le soleil ou dans Saturne pour y voir l’espace qu’occupe la terre, et qui cherche alors vainement ce point égaré comme un sable à travers les mondes, reviendra-t-il sur ce grain de poussière pour y flatter, pour y ramper, pour y disputer ou quelques honneurs ou quelques richesses? Non: il vit avec Dieu et avec la nature; il abandonne aux hommes les objets de leurs passions, et poursuit le cours de ses pensées, qui suivent le cours de l’univers; il s’applique à mettre dans son âme l’ordre qu’il contemple, ou plutôt son âme se monte insensiblement au ton de cette grande harmonie. Je ne louerai donc point Descartes de n’avoir été ni intrigant ni ambitieux. Je ne le louerai point d’avoir été frugal, modéré, bienfaisant, pauvre à la fois et généreux, simple comme le sont tous les grands hommes; plein de respect, comme Newton, pour la Divinité; comme lui, fidèle à la religion; aimant à s’occuper dans la retraite et avec ses amis de l’idée de Dieu. Malheur à celui qui ne trouveroit pas dans cette idée, si grande et si consolante, les plus doux moments de sa vie! D’ailleurs, toutes ces vertus ne distinguoient point un homme aux siècles de nos pères. Mais je remarquerai que, quoique sa fortune ne pût pas suffire à ses projets, jamais il n’accepta les secours qu’on lui offrit. Ce n’étoit pas qu’il fût effrayé de la reconnoissance; un pareil fardeau n’épouvante point une âme vertueuse: mais le droit d’être le bienfaiteur d’un homme est un droit trop beau pour qu’il l’accorde avec indifférence. Peut-être faudroit-il choisir encore avec plus de soin ses bienfaiteurs que ses amis, si ces deux titres pouvoient se séparer: ainsi pensoit Descartes31. Avec ses sentiments, son génie et sa gloire, il dut trouver l’envie à Stockholm, comme il l’avoit trouvée à Utrecht, à La Haye et dans Amsterdam. L’envie le suivoit de ville en ville, et de climat en climat; elle avoit franchi les mers avec lui, elle ne cessa de le poursuivre que lorsqu’elle vit entre elle et lui un tombeau32: alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui dénonçoit Corneille et Turenne.
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