Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont eu, en effet, même naissance.
Transportée d'un seul coup loin de la féodalité et maîtresse absolue d'elle-même, la paroisse rurale du moyen âge est devenue le township de la Nouvelle-Angleterre. Séparée du seigneur, mais serrée dans la puissante main de l'État, elle est devenue en France ce que nous allons dire.
Au dix-huitième siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires de la paroisse varient suivant les provinces. On voit par les anciens documents que ces fonctionnaires avaient été plus nombreux quand la vie locale avait été plus active; leur nombre a diminué à mesure qu'elle s'est engourdie. Dans la plupart des paroisses du dix-huitième siècle ils sont réduits à deux: l'un se nomme le collecteur , l'autre s'appelle le plus souvent le syndic . D'ordinaire ces officiers municipaux sont encore élus ou sont censés l'être; mais ils sont devenus partout les instruments de l'État plus que les représentants de la communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres directs de l'intendant. Le syndic, placé sous la direction journalière du subdélégué de l'intendant, le représente dans toutes les opérations qui ont trait à l'ordre public ou au gouvernement. Il est son principal agent quand il s'agit de la milice, des travaux de l'État, de l'exécution de toutes les lois générales.
Le seigneur, comme nous l'avons déjà vu, reste étranger à tous ces détails du gouvernement; il ne les surveille même plus; il n'y aide pas; bien plus, ces soins par lesquels s'entretenait jadis sa puissance lui paraissent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même est mieux détruite. On blesserait aujourd'hui son orgueil en l'invitant à s'y livrer. Il ne gouverne plus; mais sa présence dans la paroisse et ses priviléges empêchent qu'un bon gouvernement paroissial puisse s'établir à la place du sien. Un particulier si différent de tous les autres, si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit l'empire de toutes les règles.
Comme son contact a fait fuir successivement vers la ville, ainsi que je le montrerai plus loin, presque tous ceux des habitants qui possédaient de l'aisance et des lumières, il ne reste en dehors de lui qu'un troupeau de paysans ignorants et grossiers, hors d'état de diriger l'administration des affaires communes. «Une paroisse,» a dit avec raison Turgot, «est un assemblage de cabanes et d'habitants non moins passifs qu'elles.»
Les documents administratifs du dix-huitième siècle sont remplis de plaintes que font naître l'impéritie, l'inertie et l'ignorance des collecteurs et des syndics de paroisses. Ministres, intendants, subdélégués, gentilshommes même, tous le déplorent sans cesse; mais aucun ne remonte aux causes.
Jusqu'à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son gouvernement quelque chose de cet aspect démocratique qu'on lui avait vu dans le moyen âge. S'agit-il d'élire des officiers municipaux ou de discuter quelque affaire commune: la cloche du village appelle les paysans devant le porche de l'église; là, pauvres comme riches ont le droit de se présenter. L'assemblée réunie, il n'y a point, il est vrai, de délibération proprement dite ni de vote; mais chacun peut exprimer son avis, et un notaire requis à cet effet et instrumentant en plein vent recueille les différents dires et les consigne dans un procès-verbal.
Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l'impuissance réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques-unes des formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à l'oppression vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir pas l'air de la voir. Cette assemblée démocratique de la paroisse pouvait bien exprimer des vœux, mais elle n'avait pas plus le droit de faire sa volonté que le conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que quand on lui avait ouvert la bouche; car ce n'était jamais qu'après avoir sollicité la permission expresse de l'intendant, et, comme on le disait alors, appliquant le mot à la chose, sous son bon plaisir , qu'on pouvait la réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait ni s'imposer, ni vendre, ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce conseil pour réparer le dommage que le vent venait de causer au toit de l'église ou relever le mur croulant du presbytère. La paroisse rurale la plus éloignée de Paris était soumise à cette règle comme les plus proches. J'ai vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser 25 livres.
Les habitants avaient retenu, d'ordinaire, il est vrai, le droit d'élire par vote universel leurs magistrats; mais il arrivait souvent que l'intendant désignait à ce petit corps électoral un candidat qui ne manquait guère d'être nommé à l'unanimité des suffrages. D'autres fois il cassait l'élection spontanément faite, nommait lui-même le collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute élection nouvelle. J'en ai vu mille exemples.
On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que celle de ces fonctionnaires communaux. Le dernier agent du gouvernement central, le subdélégué, les faisait obéir à ses moindres caprices. Souvent il les condamnait à l'amende; quelquefois il les faisait emprisonner; car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les citoyens contre l'arbitraire, n'existaient plus ici. «J'ai fait mettre en prison, dit un intendant en 1750, quelques principaux des communautés qui murmuraient, et j'ai fait payer à ces communautés la course des cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen elles ont été facilement matées.» Aussi les fonctions paroissiales étaient-elles considérées moins comme des honneurs que comme des charges auxquelles on cherchait par toutes sortes de subterfuges à se dérober.
Et pourtant ces derniers débris de l'ancien gouvernement de la paroisse étaient encore chers aux paysans, et aujourd'hui même, de toutes les libertés publiques, la seule qu'ils comprennent bien, c'est la liberté paroissiale. L'unique affaire de nature publique qui les intéresse réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement de toute la nation dans la main d'un maître regimbe à l'idée de n'avoir pas à dire son mot dans l'administration de son village: tant il y a encore de poids dans les formes les plus creuses!
Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il faut l'étendre à presque tous les corps qui avaient une existence à part et une propriété collective.
Sous l'ancien régime comme de nos jours, il n'y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni collége, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors comme aujourd'hui, l'administration tenait donc tous les Français en tutelle, et si l'insolence du mot ne s'était pas encore produite, on avait du moins déjà la chose.
Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l'ancien régime.
Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu'en France; mais il n'y en avait guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu'on ne l'imagine. Comme le roi n'y pouvait presque rien sur le sort des juges; qu'il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade; qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition ni par la peur, il s'était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, et à créer, pour son usage particulier, à côté d'eux, une espèce de tribunal plus dépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.
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