1 ...7 8 9 11 12 13 ...18 Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La partie politique avait disparu; la portion pécuniaire seule était restée, et quelquefois s'était fort accrue.
Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des priviléges utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple.
Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits consistaient encore en 1789, car leur nombre avait été immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs avaient déjà disparu ou s'étaient transformés; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du dix-huitième siècle et qu'on recherche avec attention les usages locaux, on s'aperçoit que tous les droits encore existants peuvent se réduire à un petit nombre d'espèces principales; tous les autres subsistent, il est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés.
Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont modérés ou détruits; néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on n'en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que dans la France entière ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons; presque partout ils obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur pressoir. Un droit universel et très-onéreux est celui des lods et ventes ; c'est un impôt qu'on paye au seigneur toutes les fois qu'on vend ou qu'on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. A travers toutes ces diversités, un trait commun se présente: tous ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits; tous atteignent celui qui le cultive.
On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes avantages; car l'Eglise, qui avait une autre origine, une autre destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intimement à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais complétement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si profondément pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée.
Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques; le couvent avait, d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en eût encore; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait, de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, du droit de dîme.
Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que, dans toute l'Europe alors, les mêmes droits féodaux, précisément les mêmes , se retrouvaient, et que, dans la plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En France, elle était rare et douce; en Allemagne, elle était encore universelle et dure.
Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui ont le plus révolté nos pères, qu'ils considéraient non-seulement comme contraires à la justice, mais à la civilisation; la dîme, les rentes foncières inaliénables, les redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce qu'ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du dix-huitième siècle, la servitude de la terre , toutes ces choses se retrouvaient alors, en partie, chez les Anglais; plusieurs s'y voient encore aujourd'hui même. Elles n'empêchent pas l'agriculture anglaise d'être la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais s'aperçoit à peine de leur existence.
Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité dans le cœur du peuple en France une haine si forte qu'elle survit à son objet même et semble ainsi inextinguible? La cause de ce phénomène est, d'une part, que le paysan français était devenu propriétaire foncier, et, de l'autre, qu'il avait entièrement échappé au gouvernement de son seigneur. Il y a bien d'autres causes encore, sans doute, mais je pense que celles-ci sont les principales.
Si le paysan n'avait pas possédé le sol, il eût été comme insensible à plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu'importe la dîme à celui qui n'est que fermier? Il la prélève sur le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière à celui qui n'est pas propriétaire du fonds? Qu'importent même les gênes de l'exploitation à celui qui exploite pour un autre?
D'un autre côté, si le paysan français avait encore été administré par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins insupportables, parce qu'il n'y aurait vu qu'une conséquence naturelle de la constitution du pays.
Quand la noblesse possède non-seulement des priviléges, mais des pouvoirs; quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers peuvent être tout à la fois plus grands et moins aperçus. Dans les temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près du même œil dont on considère aujourd'hui le gouvernement: on supportait les charges qu'elle imposait en vue des garanties qu'elle donnait. Les nobles avaient des priviléges gênants, ils possédaient des droits onéreux; mais ils assuraient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses priviléges paraît plus pesant, et leur existence même finit par ne plus se comprendre.
Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez; car c'est toujours le même: sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu'il consacre à l'acheter toutes ses épargnes et l'achète à tout prix. Pour l'acquérir il lui faut d'abord payer un droit, non au gouvernement, mais à d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l'administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. Il la possède enfin; il y enterre son cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voisins qui l'arrachent à son champ et l'obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier: les mêmes l'en empêchent; les mêmes l'attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C'est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables.
Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits; et, quand il a fini avec ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d'envie qui se sont amassés dans son cœur.
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