Les d’Héristal ou Pipinnides réussirent parce qu’ils eurent le temps pour eux et parce qu’ils rendirent les services que l’on attendait. Riches et puissants en Austrasie où ils portaient le titre de ducs, ils représentaient, aux frontières du monde germanique, la civilisation catholique et romaine qui avait besoin d’une grande force politique pour se maintenir. Aussi devaient-ils avoir avec eux, et l’Église, et les sentiments qui avaient déjà assuré le succès de Clovis. C’est ce qui leur promettait de refaire un jour l’unité de la Gaule, appuyés sur l’Austrasie où était le siège de leur pouvoir. En somme, les ancêtres de Charlemagne se sont élevés par les mêmes procédés qui, de notre temps, ont porté les électeurs de Brandebourg au trône impérial d’Allemagne et les ducs de Savoie au trône d’Italie.
La première étape consistait à briser l’opposition des hommes politiques de Neustrie. Ce fut l’œuvre de Pépin d’Héristal. Vainqueur, à Testry, en 687, des maires neustriens, Ebroïn et Waratte, il porta aussi le coup de grâce à la dynastie mérovingienne : si elle existait encore, c’était par l’usage que les partis en faisaient les uns contre les autres. À compter de ce moment, les Mérovingiens, pourvus d’un vain titre, ne furent plus que les « rois fainéants » traînés dans leurs chariots à bœufs. La réalité du pouvoir était en d’autres mains, celles du prince et duc d’Austrasie.
Toutefois, Pépin d’Héristal ne se sentait pas assez fort pour créer une nouvelle légitimité, tandis que l’autre mourait lentement. Il ne voulut pas brusquer les choses : la Neustrie, la Bourgogne n’étaient pas mûres. Il y avait, çà et là, des troubles. Parfois les anciens partis se ranimaient. Pépin mourut en 714 sans avoir trouvé l’occasion de prendre la couronne. À sa mort, peu s’en fallut que tout ne fût compromis. La guerre civile reprit, aggravée par la guerre étrangère, car le parti neustrien ne craignit pas de s’allier aux tribus allemandes révoltées contre l’Austrasie. Faute grave du maire de Neustrie Rainfroi. Il donnait à l’héritier des Pipinnides l’occasion d’apparaître à la France chrétienne et romaine comme le vrai défenseur de la civilisation et de la nationalité.
Cet héritier, c’est Charles Martel. Les d’Héristal sont décidément une race douée. Charles a du caractère, du talent. Les circonstances le serviront, et il excelle à saisir les circonstances. Comment s’impose-t-on à un peuple ? Toujours de la même manière : par les services rendus. Charles représentera l’ordre et la sécurité. Il a déjà battu les agitateurs neustriens : la légalité est rétablie. Il dompte encore les Saxons, toujours prêts à se remuer et à envahir. Mais une occasion plus belle et plus grande que les autres vient s’offrir : une invasion nouvelle, l’invasion des Arabes. Ce n’est pas seulement une race, c’est une religion, c’est un monde ennemi qui apparaît avec eux. Sorti du fond de l’Arabie, l’Islam avance vers l’Occident. Il a réduit à rien l’empire de Constantinople, conquis l’Afrique du Nord, l’Espagne, franchi les Pyrénées, pénétré dans les vallées de la Garonne et du Rhône. Cette menace refait l’union des Gaules. L’Aquitaine, toujours jalouse de son indépendance, même sous les plus puissants des Mérovingiens, s’alarme, tourne les yeux vers le grand chef militaire du Nord. On a besoin d’un sauveur et il n’y en a d’autre que le duc d’Austrasie. Charles se fit-il désirer, ou bien, pour intervenir, pour entraîner ses troupes, fallut-il que le danger se rapprochât ? Il ne se mit en campagne qu’après la prise de Bordeaux par les Arabes. Abdérame montait toujours. Charles, qui reçut ce jour-là le nom de Martel, le rencontra et le mit en fuite près de Poitiers (732).
L’Austrasien avait délivré le pays et il continua, au Sud, à le nettoyer des Arabes. Après un pareil service rendu à la nation, les d’Héristal apparaissaient comme des sauveurs. Vainqueur des « infidèles », Charles était à la fois un héros national et un héros chrétien. Le pape Grégoire III sollicitait le secours de son bras et Charles répondait avec empressement : ce bienfait ne devait pas être perdu. Qui l’eût, dès lors, empêché d’être roi ? Il ne voulut rien gâter par la précipitation. Il s’était borné à ne pas remplacer un obscur Mérovingien, Thierry IV, mort en 737.
Charles était si bien souverain, sans en avoir le titre, qu’il retomba dans l’usage des Francs, dans la faute de Clovis : avant de mourir, il partagea ses États entre ses deux fils, Carloman et Pépin. Mais tout devait réussir aux d’Héristal. Pépin et Carloman, par miracle, furent d’accord. Les vieux partis avaient relevé la tête, des troubles avaient éclaté. Les deux frères tirèrent d’un cloître le dernier rejeton des Mérovingiens pour se couvrir de la légitimité. Ils soumirent les rebelles. Cela fait, Carloman eut le bon esprit d’abdiquer et de laisser le pouvoir à son frère, l’énergique Pépin. Les derniers obstacles étaient franchis : la dynastie carolingienne n’avait plus qu’à succéder à l’ombre mérovingienne. L’état de fait fut consacré, non seulement par le consentement des grands et de la nation, mais par une consultation du pape qui fut d’avis que le vrai roi était celui qui exerçait le pouvoir : Zacharie récompensait le service rendu à Grégoire III par le père de Pépin.
Le changement de dynastie se fit sans secousses (752). Il avait été admirablement amené. Toutes les précautions avaient été prises. Le dernier Mérovingien avait disparu, l’opinion publique approuvait. La consécration du Saint-Siège, le « sacre », rendait la nouvelle dynastie indiscutable et créait une autre légitimité. La substitution fut si naturelle qu’elle passa presque inaperçue. Le maire du palais était devenu roi. L’autorité était rétablie, le pouvoir puissant. Une ère nouvelle s’était ouverte, celle des descendants de Charles Martel, les Carolingiens.
CHAPITRE III
GRANDEUR ET DÉCADENCE DES CAROLINGIENS
De tout temps la politique s’est faite avec des sentiments et avec des idées. Et il a fallu, à toutes les époques, que les peuples, pour être gouvernés, fussent consentants. Ce consentement ne manqua pas plus à la deuxième dynastie qu’il n’avait manqué à la première. Il n’y eut pas plus de conquête par l’une que par l’autre. Sous les Mérovingiens, les Francs avaient été assimilés. Quand vinrent les Carolingiens, l’assimilation était complète et la dynastie en formait elle-même la preuve. On trouve dans la généalogie des nouveaux rois toutes les races, toutes les provinces, l’Aquitaine et la Narbonnaise comme l’Austrasie. Ils étaient la plus haute expression de leur temps et ils eurent pour tâche de satisfaire les aspirations de leur siècle.
L’éclat que le nom de Charlemagne a laissé dans l’histoire suffit à montrer à quel point ils réussirent. Pour les contemporains, ce règne fut une renaissance ; on s’épanouit dans la réaction qui avait mis fin à l’anarchie de la dernière période mérovingienne. L’ordre était rétabli, le pouvoir restauré. Depuis la chute de l’Empire romain, à laquelle il faut toujours revenir, tant était puissante la nostalgie qu’avaient laissée Rome et la paix romaine, deux idées avaient fini par se confondre. C’était l’ordre romain, qui voulait dire civilisation et sécurité, et c’était la religion chrétienne, devenue romaine à son tour. Avec plus de ressources et dans de meilleures conditions, les Carolingiens recommençaient ce que Clovis avait tenté : reconstituer l’empire d’Occident, inoubliable et brillant modèle, qui, malgré ses vices et ses convulsions, avait laissé un regret qui ne s’effaçait pas.
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