Depuis longtemps déjà l’Empire romain agonisait. En mourant, il laissait une confusion épouvantable. Plus d’autorité. Elle tomba naturellement entre les mains de ceux qui possédaient l’ascendant moral : les évêques. On se groupa autour de ces « défenseurs des cités ». Mais l’Église savait bien que sa mission n’était pas d’exercer le pouvoir. Chez elle vivait une tradition, la distinction du temporel et du spirituel, et aussi une admiration, celle de l’ordre romain. Rétablir une autorité dans les Gaules, obtenir que cette autorité fût chrétienne et orthodoxe, telles furent l’idée et l’œuvre du clergé. Deux hommes d’une grande intelligence, le roi Clovis et l’archevêque de Reims, saint Remi, se rencontrèrent pour cette politique. Mais on aurait peine à en comprendre le succès si l’on ne se représentait l’angoisse, la terreur de l’avenir qui s’étaient emparées des populations gallo-romaines depuis que manquait Rome et sa puissante protection.
Ce pays fertile, industrieux, couvert de riches monuments, où une classe moyenne tendait toujours à se reconstituer comme un produit du sol après chaque tempête, était d’instinct conservateur. Il avait horreur de l’anarchie. Les communistes du temps, les Bagaudes, dont les tentatives révolutionnaires avaient toujours été vaincues, n’étaient pas moins redoutés que les Barbares du dehors. La Gaule romaine désirait un pouvoir vigoureux. C’est dans ces conditions que Clovis apparut.
À peine Clovis eut-il succédé à son père Childéric qu’il mit ses guerriers en marche de Tournai, sa résidence, vers le centre du pays. Il entreprenait de dominer les Gaules. À Soissons, gouvernait le « patrice » Syagrius, pâle reflet de l’Empire effondré. Saint Remi vit que le salut n’était pas là. Quelle autre force y avait-il que le Barbare du Nord ? Qu’eût-on gagné à lui résister ? Clovis eût tout brisé, laissé d’autres ruines, apporté une autre anarchie. Il y avait mieux à faire : accueillir ce conquérant, l’aider, l’entourer, pour le mettre dans la bonne voie. De toute évidence, c’était l’inévitable. Il s’agissait d’en tirer le meilleur parti pour le présent et pour l’avenir.
Clovis, de son côté, avait certainement réfléchi et mûri ses desseins. Il était renseigné sur l’état moral de la Gaule. Il avait compris la situation. Ce Barbare avait le goût du grand et son entreprise n’avait de chances de réussir, de durer et de se développer que s’il respectait le catholicisme, si profondément entré dans la vie gallo-romaine. L’anecdote fameuse du vase de Soissons prouve à quel point il voyait juste. L’exécution sommaire d’un soldat sacrilège fit plus que tout pour le triomphe de Clovis. On reconnaît le grand homme d’État à ces audaces qui créent des images immortelles.
Il fallait encore que Clovis se convertît. Sa conversion fut admirablement amenée. Ce Barbare savait tout : il recommença la conversion de l’empereur Constantin sur le champ de bataille. Seulement, lorsqu’à Tolbiac (496) il fit vœu de recevoir le baptême s’il était vainqueur, l’ennemi était l’Allemand. Non seulement Clovis était devenu chrétien, mais il avait mis en fuite l’envahisseur éternel, il avait chassé au delà du Rhin l’ennemi héréditaire. Dès lors, il était irrésistible pour la Gaule romanisée.
On peut dire que la France commence à ce moment-là. Elle a déjà ses traits principaux. Sa civilisation est assez forte pour supporter le nouvel afflux des Francs, pour laisser à ces Barbares le pouvoir matériel. Et elle a besoin de la force franque. Les hommes, elle les assimilera, elle les polira. Comme sa civilisation, sa religion est romaine, et la religion est sauvée : désormais le fonds de la France religieuse, à travers les siècles, sera le catholicisme orthodoxe. Enfin, l’anarchie est évitée, le pouvoir, tout grossier qu’il est, est recréé, en attendant qu’il passe en de meilleures mains, et ce pouvoir sera monarchique. Il tendra à réaliser l’unité de l’État, idée romaine aussi. Rien de tout cela ne sera perdu. À travers les tribulations des âges, ces caractères se retrouveront.
Cependant il s’en fallait encore de beaucoup que la France fût fondée et sûre de ses destins. La Monarchie franque n’avait été qu’un pis aller dans la pensée des hommes d’Église qui l’avaient accueillie. Malgré ses imperfections, elle va servir, pendant près de trois cents ans, à préserver les Gaules de la ruine totale dont les avait menacées la chute de l’Empire romain.
CHAPITRE II
L’ESSAI MÉROVINGIEN
Les débuts de Clovis furent si grands, si heureux, qu’on put croire qu’il laisserait après lui quelque chose de vraiment solide. En quelques années, en quelques expéditions, il fut le maître de la Gaule. Campagnes à la fois militaires et politiques. Partout Clovis apparaissait comme le libérateur et le protecteur des catholiques dans les pays où régnaient des Barbares ariens. Gondebaud, le roi de Bourgogne (et la Bourgogne, c’était toute la vallée du Rhône), devint son tributaire et donna des garanties aux Gallo-Romains. Avec l’Aquitaine, la vallée de la Garonne fut délivrée des Goths. C’est à ce moment que Clovis eut la consécration qui lui manquait encore : après celle de l’Église, celle de l’empereur. L’Empire, réfugié à Constantinople, n’avait plus d’autorité en Occident, mais il y gardait du prestige. Lorsque Clovis eut reçu d’Anastase la dignité et les insignes consulaires, ce qu’aucun autre roi barbare n’avait obtenu, sa position se trouva grandie. La dynastie mérovingienne se rattachait à l’Empire romain. Elle parut le continuer et elle fut dès lors « légitime ». C’est une des raisons qui lui permirent de se prolonger pendant deux siècles et demi.
Toutefois il manquait à Clovis d’être aussi puissant dans son pays d’origine que dans ses domaines nouveaux. Les tribus franques, restées païennes, avaient des chefs qui n’étaient pas disposés à obéir au parvenu converti. Ces petits chefs, dont certains étaient ses parents, pouvaient devenir dangereux. Clovis ne vit pas d’autre moyen de s’en délivrer que d’annexer leurs petites principautés. Il n’est pas certain qu’il les ait tués lui-même avec des ruses dont Grégoire de Tours a laissé un naïf récit, composé après ces événements et peut-être d’après des traditions légendaires. En tout cas, si Clovis n’avait fait disparaître ces petits rois, il eût été exposé à leur coalition et, dans une guerre civile entre tribus franques, il n’est pas certain que ses guerriers lui fussent restés fidèles. En somme, par des moyens peu scrupuleux, il acheva l’unité de son royaume au Nord. Et il eut l’opinion publique pour lui. Car il était indifférent à la population gallo-romaine que des chefs barbares fussent traités à la manière barbare tandis qu’elle-même gardait ses usages, ses lois, sa religion dont Clovis était l’instrument, puisqu’en supprimant des païens comme les Ragnacaire et les Sigebert, il ouvrait un champ nouveau au christianisme. Le succès de ces opérations politiques prouve que Clovis s’appuyait solidement sur la Gaule.
Il n’y a donc pas lieu de parler d’une conquête ni d’un asservissement de la Gaule par les Francs, mais plutôt d’une protection et d’une alliance, suivies d’une fusion rapide. La manière même dont les choses s’étaient passées montre que l’élément gallo-romain avait appelé l’autorité de Clovis et que Clovis, de son côté, avait très bien vu que ce peuple désemparé, craignant le pire, désirait une autorité forte. S’il en eût été autrement, si les Gallo-Romains s’étaient bien trouvés du gouvernement des autres chefs barbares, Clovis ne fût pas allé loin. D’ailleurs les tribus franques n’étaient même pas assez nombreuses pour subjuguer toute la Gaule, pas plus qu’elles n’étaient capables de la diriger. Pour ces raisons, on vit tout de suite les Mérovingiens entourés de hauts fonctionnaires qui portaient des noms latins et qui sortaient des vieilles familles sénatoriales. Des généraux gallo-romains commandèrent des armées franques. Les lois, les impôts, furent les mêmes pour tous. La population se mêla spontanément par les mariages et le latin devint la langue officielle des Francs qui oublièrent la leur, tandis que se formait la langue populaire, le roman, qui, à son tour, a donné naissance au français.
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