— Mais en adoptant ces maximes, objectai-je à Mme Delbène, j’aurais peur de briser trop de freins.
— En vérité, ma chère, me répondit-elle, j’aimerais autant que tu me disses que tu craindrais d’avoir trop de plaisirs! Et quels sont-ils donc, ces freins? Osons les envisager de sang-froid… Des conventions humaines presque toujours promulguées sans la sanction des membres de la société, détestées par notre cœur… contradictoires au bon sens: conventions absurdes, qui n’ont de réalité qu’aux yeux des sots qui veulent bien s’y soumettre, et qui ne sont que des objets de mépris aux yeux de la sagesse et de la raison… Nous jaserons sur tout cela. Je te l’ai dit, ma chère: je t’entreprends; ta candeur et ta naïveté me prouvent que tu as grand besoin d’un guide dans la carrière épineuse de la vie, et c’est moi qui t’en servirai.
Rien n’était effectivement plus délabré que la réputation de Mme Delbène. Une religieuse à laquelle j’étais particulièrement recommandée, fâchée de mes liaisons avec l’abbesse, m’avertit que c’était une femme perdue; elle avait gangrené presque toutes les pensionnaires du couvent, et plus de quinze ou seize avaient déjà, par ses conseils, pris le même parti qu’Euphrosine. C’était, m’assurait-on, une femme sans foi, ni loi, ni religion, affichant impudemment ses principes, et contre laquelle on aurait déjà vigoureusement sévi, sans son crédit et sa naissance. Je me moquais de ces exhortations; un seul baiser de la Delbène, un seul de ses conseils, avaient plus d’empire sur moi que toutes les armes qu’on pouvait employer pour m’en séparer. Eût-elle dû m’entraîner dans le précipice, il me semblait que j’eusse mieux aimé me perdre avec elle que de m’illustrer avec une autre. Ô mes amis! il est une sorte de perversité délicieuse à nourrir; entraînés vers elle par la nature… si la froide raison nous en éloigne un moment, la main des voluptés nous y replace, et nous ne pouvons plus nous en écarter.
Mais notre aimable supérieure ne tarda pas à me faire voir que je ne la fixais pas toute seule, et je m’aperçus bientôt que d’autres partageaient des plaisirs où le libertinage avait plus de part que la délicatesse.
— Viens demain goûter avec moi, me dit-elle un jour; Élisabeth, Flavie, Mme de Volmar et Sainte-Elme seront de la partie, nous serons six en tout; je veux que nous fassions des choses inconcevables.
— Comment! dis-je, tu t’amuses donc avec toutes ces femmes?
— Assurément. Eh quoi! tu t’imagines que je m’en tiens là? Il y a trente religieuses dans cette maison: vingt-deux m’ont passé par les mains; il y a dix-huit novices: une seule m’est encore inconnue; vous êtes soixante pensionnaires: trois seulement m’ont résisté; à mesure qu’il en paraît une nouvelle, il faut que je l’aie, je ne lui donne pas plus de huit jours de réflexion. Ô Juliette, Juliette! mon libertinage est une épidémie, il faut qu’il corrompe tout ce qui m’entoure! Il est très heureux pour la société que je m’en tienne à cette douce façon de faire le mal; avec mes penchants et mes principes, j’en adopterais peut-être une qui serait bien plus fatale aux hommes.
— Eh! que ferais-tu, ma bonne?
— Que sais-je? Ignores-tu que les effets d’une imagination aussi dépravée que la mienne sont comme les flots impétueux d’un fleuve qui déborde? La nature veut qu’il fasse du dégât, et il en fait, n’importe comment.
— Ne mettrais-tu pas, dis-je à mon interlocutrice, sur le compte de la nature ce qui ne doit être que sur celui de la dépravation?
— Écoute-moi, mon ange, me dit la supérieure, il n’est pas tard, nos amies ne doivent se rendre ici que sur les six heures; je veux répondre avant qu’elles n’arrivent à tes frivoles objections.
Nous nous assîmes.
— Comme nous ne connaissons les inspirations de la nature, me dit Mme Delbène, que par ce sens que nous appelons conscience, c’est en analysant ce qu’est la conscience que nous pourrons approfondir avec sagesse ce que sont les mouvements de la nature, qui fatiguent, tourmentent ou font jouir cette conscience.
On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être: définition bien simple, et qui fait voir du premier coup d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant lui cause des remords dès qu’il l’enfreint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue.
Ainsi la conscience est purement et simplement l’ouvrage ou des préjugés qu’on nous inspire, ou des principes que nous nous formons. Cela est si vrai, qu’il est très possible de se former avec des principes nerveux une conscience qui nous tracassera, qui nous affligera, toutes les fois que nous n’aurons pas rempli, dans toute leur étendue, les projets d’amusements, même vicieux… même criminels, que nous nous étions promis d’exécuter pour notre satisfaction. De là naît cette autre sorte de conscience qui, dans un homme au-dessus de tous les préjugés, s’élève contre lui, quand, par des démarches fausses, il a pris, pour arriver au bonheur, une route contraire à celle qui devait naturellement l’y conduire. Ainsi, d’après les principes que nous nous sommes faits, nous pouvons donc également nous repentir ou d’avoir fait trop de mal, ou de n’en avoir pas fait assez. Mais prenons le mot dans l’acception la plus simple et la plus commune: alors le remords, c’est-à-dire l’organe de cette voix intérieure que nous venons d’appeler conscience, est une faiblesse parfaitement inutile, et dont nous devons étouffer l’empire avec toute la vigueur dont nous sommes capables; car le remords, encore une fois, n’est que l’ouvrage du préjugé produit par la crainte de ce qui peut nous arriver après avoir fait une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, sans examiner si elle est mal ou bien. Ôtez le châtiment, changez l’opinion, anéantissez la loi, déclimatisez le sujet, le crime restera toujours, et l’individu n’aura pourtant plus de remords. Le remords n’est donc plus qu’une réminiscence fâcheuse, résultative des lois et des coutumes adoptées, mais nullement dépendante de l’espèce du délit. Eh! si cela n’était pas ainsi, parviendrait-on à l’étouffer? Et n’est-il pas pourtant bien certain qu’on y réussit, même dans les choses de la plus grande conséquence, en raison des progrès de son esprit et de la manière dont on travaille à l’extinction de ses préjugés; en sorte qu’à mesure que ces préjugés s’effacent par l’âge, ou que l’habitude des actions qui nous effrayaient parvient à endurcir la conscience, le remords, qui n’était que l’effet de la faiblesse de cette conscience, s’anéantit bientôt tout à fait, et qu’on arrive ainsi, tant qu’on veut, aux excès les plus effrayants? Mais, m’objectera-t-on peut-être, l’espèce de délit doit donner plus ou moins de violence au remords. Sans doute, parce que le préjugé d’un grand crime est plus fort que celui d’un petit… la punition de la loi plus sévère; mais sachez détruire également tous les préjugés, sachez mettre tous les crimes au même rang, et, vous convainquant bientôt de leur égalité, vous saurez modeler sur eux le remords, et, comme vous aurez appris à braver le remords du plus faible, vous apprendrez bientôt à vaincre le repentir du plus fort et à les commettre tous avec un égal sang-froid… Ce qui fait, ma chère Juliette, que l’on éprouve du remords après une mauvaise action, c’est que l’on est persuadé du système de la liberté, et l’on se dit: Que je suis malheureux de n’avoir pas agi différemment! Mais si l’on voulait bien se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes poussés à tout ce que nous faisons par une force plus puissante que nous, si l’on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature que la guerre, la peste ou la famine dont elle désole périodiquement les empires, infiniment plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même pas le remords; et ma chère Juliette ne me dirait pas que j’ai tort de mettre sur le compte de la nature ce qui ne doit être que sur celui de ma dépravation.
Читать дальше