Le colonel Everest et Mathieu Strux, pendant cette première série d’opérations, s’étaient rarement trouvés en rapport l’un avec l’autre. On a vu que dans la distribution du travail et pour le contrôle même des mesures, les deux savants étaient séparés. Ils opéraient quotidiennement en des stations distantes de plusieurs milles, et cette distance était une garantie contre toute dispute d’amour-propre. Le soir venu, chacun rentrait au campement et regagnait son habitation particulière. Quelques discussions, il est vrai, s’élevèrent à plusieurs reprises sur le choix des stations qui devait être décidé en commun; mais elles n’amenèrent pas d’altercations sérieuses. Michel Zorn et son ami William pouvaient donc espérer, que, grâce à la séparation des deux rivaux, les opérations géodésiques se poursuivraient sans amener un éclat regrettable.
Ce 15 mai, les observateurs, ainsi que cela a été dit, s’étant élevés d’un degré depuis le point austral de la méridienne, se trouvaient sur le parallèle de Lattakou. La bourgade africaine était située à trente-cinq milles dans l’est de leur station.
Un vaste kraal avait été récemment établi en cet endroit. C’était un lieu de halte tout indiqué, et sur la proposition de sir John Murray, il fut décidé que l’expédition s’y reposerait pendant quelques jours. Michel Zorn et William Emery devaient profiter de ce temps d’arrêt pour prendre des hauteurs du soleil. Durant cette halte, Nicolas Palander s’occuperait des réductions à faire dans les mesures, pour les différences de niveau des mires, de manière à ramener toutes ces mesures au niveau de la mer. Quant à sir John Murray, il voulait se délasser de ses observations scientifiques, en étudiant, à coups de fusil, la faune de cette région.
Les indigènes de l’Afrique australe appellent «kraal,» une sorte de village mobile, de bourgade ambulante qui se transporte d’un pâturage à un autre. C’est un enclos, composé d’une trentaine d’habitations environ, et que peuplent plusieurs centaines d’habitants.
Le kraal, atteint par l’expédition anglo-russe, formait une importante agglomération de huttes, circulairement disposées sur les rives d’un ruisseau, affluent du Kuruman. Ces huttes, faites de nattes appliquées sur des montants en bois, nattes tissées de joncs et imperméables, ressemblaient à des ruches basses, dont l’entrée, fermée d’une peau, obligeait l’habitant ou le visiteur à ramper sur les genoux. Par cette unique ouverture sortait en tourbillons l’âcre fumée du foyer intérieur, qui devait rendre l’habitabilité de ces huttes fort problématique pour tout autre qu’un Bochjesman ou un Hottentot.
À l’arrivée de la caravane, toute cette population fut en mouvement. Les chiens, attachés à la garde de chaque cabane, aboyèrent avec fureur. Les guerriers du village, armés d’assagaies, de couteaux, de massues, et protégés sous leur bouclier de cuir, se portèrent en avant. Leur nombre pouvait être estimé à deux cents, et indiquait l’importance de ce kraal qui ne devait pas compter moins de soixante à quatre-vingts maisons; enfermées dans une haie palissadée et garnie d’agaves épineuses longues de cinq à six pieds, ces cases étaient à l’abri des animaux féroces.
Cependant, les dispositions belliqueuses des indigènes s’effacèrent promptement, dès que le chasseur Mokoum eut dit quelques mots à l’un des chefs du kraal. La caravane obtint la permission de camper près des palissades, sur les rives mêmes du ruisseau. Les Bochjesmen ne songèrent même pas à lui disputer sa part des paturages qui s’étendaient de part et d’autre sur une distance de plusieurs milles. Les chevaux, les bœufs et autres ruminants de l’expédition pouvaient s’y nourrir abondamment sans causer aucun préjudice à la bourgade ambulante.
Aussitôt, sous les ordres et la direction du bushman, le campement fut organisé suivant la méthode habituelle. Les chariots se groupèrent circulairement, et chacun vaqua à ses propres occupations.
Sir John Murray, laissant alors ses compagnons à leurs calculs et à leurs observations scientifiques, partit, sans perdre une heure, en compagnie de Mokoum. Le chasseur anglais montait son cheval ordinaire, et Mokoum, son zèbre domestique. Trois chiens suivaient en gambadant. Sir John Murray et Mokoum étaient armés chacun d’une carabine de chasse, à balle explosive, ce qui dénotait de leur part l’intention de s’attaquer aux fauves de la contrée.
Les deux chasseurs se dirigèrent dans le nord-est, vers une région boisée, située à une distance de quelques milles du kraal. Tous deux chevauchaient l’un près de l’autre et causaient.
«J’espère, maître Mokoum, dit sir John Murray, que vous tiendrez ici la promesse que vous m’avez faite aux chutes de Morgheda, de me conduire au milieu de la contrée la plus giboyeuse du monde. Mais sachez bien que je ne suis pas venu dans l’Afrique australe pour tirer des lièvres ou forcer des renards. Nous avons cela dans nos highlands de l’Écosse. Avant une heure, je veux avoir jeté à terre…
– Avant une heure! répondit le bushman. Votre Honneur me permettra de lui dire que c’est aller un peu vite, et qu’avant tout, il faut être patient. Moi, je ne suis patient qu’à la chasse, et je rachète dans ces circonstances toutes les autres impatiences de ma vie. Ignorez-vous donc, sir John, que chasser la grosse bête, c’est toute une science, qu’il faut apprendre soigneusement le pays, connaître les mœurs des animaux, étudier leurs passages, puis, les tourner pendant de longues heures de façon à les approcher sous le vent? Savez-vous qu’il ne faut se permettre ni un cri intempestif, ni un faux pas bruyant, ni un coup d’œil indiscret! Moi, je suis resté des journées entières à guetter un buffle ou un gemsbok, et quand après trente-six heures de ruses, de patience, j’avais abattu la bête, je ne croyais pas avoir perdu mon temps.
– Fort bien, mon ami, répondit sir John Murray, je mettrai à votre service autant de patience que vous en demanderez: mais n’oublions pas que cette halte ne durera que trois ou quatre jours, et qu’il ne faut perdre ni une heure ni une minute!
– C’est une considération, répondit le bushman d’un ton si calme que William Emery n’aurait pu reconnaître son compagnon de voyage au fleuve Orange, c’est une considération. Nous tuerons ce qui se présentera, sir John, nous ne choisirons pas. Antilope ou daim, gnou ou gazelle, tout sera bon pour des chasseurs si pressés!
– Antilope ou gazelle! s’écria sir John Murray, je n’en demande pas tant pour mon début sur la terre africaine. Mais qu’espérez-vous donc m’offrir, mon brave bushman?»
Le chasseur regarda son compagnon d’un air singulier, puis, d’un ton ironique:
«Du moment que Votre Honneur se déclarera satisfait, répondit-il, je n’aurai plus rien à dire. Je croyais qu’il ne me tiendrait pas quitte à moins d’une couple de rhinocéros ou d’une paire d’éléphants?
– Chasseur, répliqua sir John Murray, j’irai où vous me conduirez. Je tuerai ce que vous me direz de tuer. Ainsi, en avant, et ne perdons pas notre temps en paroles inutiles.»
Les chevaux furent mis au petit galop, et les deux chasseurs s’avancèrent rapidement vers la forêt.
La plaine qu’ils traversaient remontait en pente douce vers le nord-est. Elle était semée çà et là de buissons innombrables, alors en pleine floraison, et desquels s’écoulait une résine visqueuse, transparente, parfumée, dont les colons font un baume pour les blessures. Par bouquets pittoresquement groupés s’élevaient des «nwanas,» sortes de figuiers-sycomores, dont le tronc, nu jusqu’à une hauteur de trente à quarante pieds, supportait un vaste parasol de verdure. Dans cet épais feuillage caquetait un monde de perroquets criards, très-empressés à becqueter les figues aigrelettes du sycomore. Plus loin, c’étaient des mimosas à grappes jaunes, des «arbres d’argent» qui secouaient leurs touffes soyeuses, des aloës aux longs épis d’un rouge vif, qu’on eût pris pour des arborescences coralligènes arrachées du fond des mers. Le sol, émaillé de charmantes amaryllis à feuillage bleuâtre, se prêtait à la marche rapide des chevaux. Moins d’une heure après avoir quitté le kraal, sir John Murray et Mokoum arrivaient à la lisière de la forêt. C’était une haute futaie d’acacias qui s’étendait sur un espace de plusieurs milles carrés. Ces arbres innombrables, confusément plantés, enchevêtraient leurs ramures, et ne laissaient pas les rayons du soleil arriver jusqu’au sol, embarrassé d’épines et de longues herbes. Cependant le zèbre de Mokoum et le cheval de sir John n’hésitèrent pas à s’aventurer sous cette épaisse voûte et se frayèrent un chemin entre les troncs irrégulièrement espacés. Çà et là, quelques larges clairières se développaient au milieu du taillis, et les chasseurs s’y arrêtaient pour observer les fourrés environnants.
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