Sur ces socles, on disposa de petites pièces de bois parfaitement dressées, qui devaient supporter les règles, et les contenir dans de petites montures. Ces montures en fixaient la direction, sans gêner leur dilatation qui devait varier suivant la température et dont il importait de tenir compte dans l’opération.
Lorsque les douze socles eurent été fixés et recouverts des pièces de bois, le colonel Everest et Mathieu Strux s’occupèrent de la pose si délicate des règles, opération à laquelle prirent part les deux jeunes gens. Quant à Nicolas Palander, le crayon à la main, il était prêt à noter sur un double registre les chiffres qui lui seraient transmis.
Les règles employées étaient au nombre de six, et d’une longueur déterminée d’avance avec une précision absolue. Elles avaient été comparées à l’ancienne toise française, généralement adoptée pour les mesures géodésiques.
Ces règles étaient longues de deux toises, larges de six lignes sur une épaisseur d’une ligne. Le métal employé dans leur fabrication avait été le platine, métal inaltérable à l’air dans les circonstances habituelles, et complètement inoxydable, soit à froid, soit à chaud. Mais ces règles de platine devaient subir un allongement ou une diminution dont il fallait tenir compte, sous l’action variable de la température. On avait donc imaginé de les pourvoir chacune de leur propre thermomètre, – thermomètre métallique fondé sur la propriété qu’ont les métaux de se modifier inégalement sous l’influence de la chaleur. C’est pourquoi chacune de ces règles était recouverte d’une autre règle en cuivre, un peu inférieure en longueur. Un vernier [6], disposé à l’extrémité de la règle de cuivre, indiquait exactement l’allongement relatif de ladite règle, ce qui permettait de déduire l’allongement absolu du platine. De plus, les variations du vernier avaient été calculées de telle sorte, que l’on pouvait évaluer une dilatation, si petite qu’elle fût, dans la règle de platine. On comprend donc avec quelle précision il était permis d’opérer. Ce vernier était, d’ailleurs, muni d’un microscope qui permettait d’estimer des quarts de cent millième de toise.
Les règles furent donc disposées sur les pièces de bois, bout à bout, mais sans se toucher, car il fallait éviter le choc si léger qu’il fût, qui eût résulté d’un contact immédiat. Le colonel Everest et Mathieu Strux placèrent eux-mêmes la première règle sur la pièce de bois, dans la direction de la base. À cent toises de là, environ, au-dessus du premier piquet, on avait établi une mire, et comme les règles étaient armées de deux pointes verticales de fer implantées sur l’axe même, il devenait facile de les placer exactement dans la direction voulue. En effet, Emery et Zorn, s’étant portés en arrière, et se couchant sur le sol, examinèrent si les deux pointes de fer se projetaient bien sur le milieu de la mire. Cela fait, la bonne direction de la règle était assurée.
«Maintenant, dit le colonel Everest, il faut déterminer d’une façon précise le point de départ de notre opération, en portant un fil à plomb tangent à l’extrémité de la première règle. Aucune montagne n’exercera d’action sensible sur ce fil [7], et de cette façon, il marquera exactement sur le sol l’extrémité de la base.
– Oui, répondit Mathieu Strux, à la condition, cependant, que nous tenions compte de la demi-épaisseur du fil au point de contact.
– Je l’entends bien ainsi,» répondit le colonel Everest.
Le point de départ fixé d’une façon précise, le travail continua. Mais il ne suffisait pas que la règle fût placée exactement dans la direction rectiligne de la base, il fallait encore tenir compte de son inclinaison par rapport à l’horizon.
«Nous n’avons pas la prétention, je pense, dit le colonel Everest, de placer cette règle dans une position parfaitement horizontale?
– Non, répondit Mathieu Strux, il suffira de relever avec un niveau l’angle que chaque règle fera avec l’horizon, et nous pourrons ainsi réduire la longueur mesurée avec la longueur véritable.»
Les deux savants étant d’accord, on procéda à ce relèvement au moyen d’un niveau spécialement construit à cet effet, formé d’une alidade mobile autour d’une charnière placée au sommet d’une équerre en bois. Un vernier indiquait l’inclinaison par la coïncidence de ses divisions avec celles d’une règle fixe portant un arc de dix degrés, divisé de cinq minutes en cinq minutes.
Le niveau fut appliqué sur la règle et le résultat fut reconnu. Au moment où Nicolas Palander allait l’inscrire sur son registre, après qu’il eut été successivement contrôlé par les deux savants, Mathieu Strux demanda que le niveau fût retourné bout à bout, de manière à lire la différence des deux arcs. Cette différence devenait alors le double de l’inclinaison cherchée, et le travail se trouvait alors contrôlé. Le conseil de l’astronome russe fut suivi depuis lors dans toutes les opérations de ce genre.
À ce moment, deux points importants étaient observés: la direction de la règle par rapport à la base, et l’angle qu’elle formait par rapport à l’horizon. Les chiffres résultant de cette observation furent consignés sur deux registres différents, et signés en marge par les membres de la commission anglo-russe.
Restaient deux observations non moins importantes à noter pour terminer le travail relatif à la première règle: d’abord sa variation thermométrique, puis l’évaluation exacte de la longueur mesurée par elle.
Pour la variation thermométrique, elle fut facilement indiquée par la comparaison des différences de longueur entre la règle de platine et la règle de cuivre. Le microscope, successivement observé par Mathieu Strux et le colonel Everest, donna le chiffre absolu de la variation de la règle de platine, variation qui fut inscrite sur le double registre, de manière à être réduite plus tard à la température de 16 degrés centigrades. Lorsque Nicolas Palander eut porté les chiffres obtenus, ces chiffres furent immédiatement collationnés par tous.
Il s’agissait alors de noter la longueur réellement mesurée. Pour obtenir ce résultat, il était nécessaire de placer la seconde règle sur la pièce de bois, à la suite de la première règle, en laissant un petit intervalle entre elles. Cette seconde règle fut disposée comme l’avait été la précédente, après qu’on eut scrupuleusement vérifié si les quatre pointes de fer étaient bien alignées avec le milieu de la mire.
Il ne restait donc plus qu’à mesurer l’intervalle laissé entre les deux règles. À l’extrémité de la première, et dans la partie que ne recouvrait point la règle de cuivre, se trouvait une petite languette de platine qui glissait à léger frottement entre deux coulisses. Le colonel Everest poussa cette languette, de manière à ce qu’elle vînt toucher la seconde règle. Comme ladite languette était divisée en dix millièmes de toise, et qu’un vernier inscrit sur une des coulisses et muni de son microscope donnait des cent millièmes, on put évaluer avec une certitude mathématique l’intervalle laissé à dessein entre les deux règles. Le chiffre fut aussitôt porté sur le double registre et immédiatement collationné.
Une autre précaution fut encore prise, sur l’avis de Michel Zorn, pour obtenir une évaluation plus rigoureuse. La règle de cuivre recouvrait la règle de platine. Il pouvait donc arriver que, sous l’influence des rayons solaires, le platine abrité s’échauffât plus lentement que le cuivre. Afin d’obvier à cette différence dans la variation thermométrique, on recouvrit les règles d’un petit toit élevé de quelques pouces, de manière à ne pas gêner les diverses observations. Seulement, quand, le soir ou le matin, les rayons solaires, obliquement dirigés, pénétraient sous le toit jusqu’aux règles, on tendait une toile du côté du soleil, de manière à en arrêter les rayons.
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