– Oh! c’est bien vrai, monsieur Rodolphe, un supplice horrible.
– Maintenant voici ce que je vous propose; vous accepterez, je le crois, car j’ai agi d’après cette certitude. Une personne qui possède beaucoup de propriétés en Algérie m’a cédé pour vous (il n’y a plus du moins qu’à signer l’acte) une vaste ferme destinée à l’élève des bestiaux. Les terres qui en dépendent sont très-fertiles et en pleine exploitation; mais, je ne vous le cache pas, connaissant votre courage et le besoin où vous êtes de l’exercer, j’ai conditionnellement acquis ces biens, quoiqu’ils fussent situés sur les limites de l’Atlas, c’est-à-dire aux avant-postes, et exposés à de fréquentes attaques des Arabes… il faut être là au moins autant soldat que cultivateur; c’est à la fois une redoute et une métairie. L’homme qui fait valoir cette habitation en l’absence du propriétaire vous mettrait au fait de tout; il est, dit-on, honnête et dévoué; vous le garderiez auprès de vous tant qu’il vous serait nécessaire. Une fois établi là, non-seulement vous pourriez augmenter votre aisance par le travail et par l’intelligence, mais rendre de vrais services au pays par votre courage. Les colons se forment en milice. L’étendue de votre propriété, le nombre des tenanciers qui en dépendent vous rendraient le chef d’une troupe armée assez considérable. Disciplinée, électrisée par votre bravoure, elle pourrait être d’une extrême utilité pour protéger les propriétés éparses dans la plaine. Je vous le répète, j’ai choisi cela malgré le danger, ou plutôt à cause du danger, parce que je voulais utiliser votre intrépidité naturelle; parce que, tout en ayant expié, presque racheté un grand crime, votre réhabilitation sera plus noble, plus entière, plus héroïque, si elle s’achève au milieu des périls d’un pays indompté qu’au milieu des paisibles habitudes d’une petite ville. Si je ne vous ai pas d’abord offert cette position, c’est qu’il était plus que probable que l’autre vous satisferait; et celle-ci est si aventureuse que je ne voulais pas vous exposer sans vous laisser ce choix… Il en est temps encore, si cet établissement ne vous convient pas, dites-le-moi franchement, nous chercherons autre chose… sinon demain tout sera signé; je vous remettrai les titres de votre propriété… et vous irez à Alger avec une personne désignée par l’ancien propriétaire de la métairie pour vous mettre en possession des biens… Il vous sera dû deux années de fermage; vous les toucherez en arrivant. La terre rapporte trois mille francs; travaillez, améliorez, soyez actif, vigilant, et vous accroîtrez facilement votre bien-être et celui des colons que vous serez à même de secourir; car, je n’en doute pas, vous vous montrerez toujours charitable, généreux; vous vous rappellerez qu’être riche, c’est donner beaucoup… Quoique éloigné de vous, je ne vous perdrai pas de vue. Je n’oublierai jamais que moi et mon meilleur ami nous vous devons la vie. L’unique preuve d’attachement et de reconnaissance que je vous demande est d’apprendre assez vite à lire et à écrire pour pouvoir m’instruire régulièrement une fois par semaine de ce que vous faites, et vous adresser directement à moi si vous avez besoin de conseil ou d’appui…
Il est inutile de peindre les transports et la joie du Chourineur.
Son caractère et ses instincts sont assez connus du lecteur pour que l’on comprenne qu’aucune proposition ne pouvait lui convenir davantage.
Le lendemain, en effet, le Chourineur partait pour Alger.
La maison que possédait Rodolphe dans l’allée des Veuves n’était pas le lieu de sa résidence ordinaire. Il habitait un des plus grands hôtels du faubourg Saint-Germain, situé à l’extrémité de la rue Plumet.
Pour éviter les honneurs dus à son rang souverain, il avait gardé l’incognito depuis son arrivée à Paris, son chargé d’affaires près de la cour de France ayant annoncé que son maître rendrait les visites officielles indispensables sous les nom et titres de comte de Duren.
Grâce à cet usage, fréquent dans les cours du Nord, un prince voyage avec autant de liberté que d’agrément et échappe aux ennuis d’une représentation gênante.
Malgré son transparent incognito, Rodolphe tenait, ainsi qu’il convenait, un grand état de maison. Nous introduirons le lecteur dans l’hôtel de la rue Plumet, le lendemain du départ du Chourineur pour l’Algérie.
Dix heures du matin venaient de sonner.
Au milieu d’une grande pièce située au rez-de-chaussée, et précédant le cabinet de travail de Rodolphe, Murph, assis devant un bureau, cachetait plusieurs dépêches.
Un huissier vêtu de noir, portant au cou une chaîne d’argent, ouvrit les deux battants de la porte du salon d’attente et annonça:
– Son excellence le baron de Graün!
Murph, sans se déranger de son occupation, salua le baron d’un geste à la fois cordial et familier.
– Monsieur le chargé d’affaires…, dit-il en souriant, veuillez vous chauffer, je suis à vous dans l’instant.
– Sir Walter Murph, secrétaire intime de Son Altesse Sérénissime… j’attendrai vos ordres, répondit gaiement M. de Graün; et il fit en plaisantant un profond et respectueux salut au digne squire.
Le baron avait cinquante ans environ, des cheveux gris, rares, légèrement poudrés et crêpés. Son menton, un peu saillant, disparaissait à demi dans une haute cravate de mousseline très-empesée et d’une blancheur éblouissante. Sa physionomie était remplie de finesse, sa tournure de distinction, et sous les verres de ses besicles d’or brillait un regard aussi malin que pénétrant. Quoiqu’il fût dix heures du matin, M. de Graün portait un habit noir: l’étiquette le voulait ainsi; un ruban rayé de plusieurs couleurs tranchantes était noué à sa boutonnière. Il posa son chapeau sur un fauteuil et s’approcha de la cheminée pendant que Murph continuait son travail.
– Son Altesse a sans doute veillé une partie de la nuit, mon cher Murph, car votre correspondance me paraît considérable.
– Monseigneur s’est couché ce matin à six heures. Il a écrit entre autres une lettre de huit pages au grand maréchal, et il m’en a dicté une non moins longue pour le chef du conseil suprême.
– Attendrai-je le lever de Son Altesse pour lui faire part des renseignements que j’apporte?
– Non, mon cher baron… Monseigneur a ordonné qu’on ne l’éveillât pas avant deux ou trois heures de l’après-midi; il désire que vous fassiez partir ce matin ces dépêches par un courrier spécial, au lieu d’attendre à lundi. Vous me confierez les renseignements que vous avez recueillis, et j’en rendrai compte à monseigneur à son réveil: tels sont ses ordres.
– À merveille! Son Altesse sera, je crois, satisfaite de ce que j’ai à lui apprendre. Mais, mon cher Murph, j’espère que l’envoi de ce courrier n’est pas d’un mauvais augure. Les dernières dépêches que j’ai eu l’honneur de transmettre, à Son Altesse…
– Annonçaient que tout allait au mieux là-bas; et c’est justement parce que monseigneur tient à exprimer le plus tôt possible son contentement au chef du conseil suprême et au grand maréchal, qu’il désire que vous expédiez ce courrier aujourd’hui même.
– Je reconnais là Son Altesse… S’il s’agissait d’une réprimande, elle ne se hâterait pas ainsi; du reste, il n’y a qu’une voix sur la ferme et habile administration de nos gouvernants par intérim. C’est tout simple, ajouta le baron en souriant; la montre était excellente et parfaitement réglée par notre maître, il ne s’agissait que de la monter ponctuellement pour que sa marche invariable et sûre continuât d’indiquer chaque jour l’emploi de chaque heure et de chacun. L’ordre dans le gouvernement produit toujours la confiance et la tranquillité chez le peuple; c’est ce qui m’explique les bonnes nouvelles que vous me donnez.
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