Il affectait dans son habillement une négligence qui allait jusqu’à la malpropreté, ou plutôt il était naturellement sordide; son visage rasé tous les deux jours, son crâne sale et rugueux, ses ongles plats cerclés de noir, son odeur de bouc, ses vieilles redingotes râpées, ses chapeaux graisseux, ses cravates en corde, ses bas de laine noirs, ses gros souliers, recommandaient encore singulièrement sa vertu auprès de ses clients, en donnant à cet homme un air de détachement du monde, un parfum de philosophie pratique qui les charmait.
À quels goûts, à quelle passion, à quelle faiblesse, le notaire avait-il, disait-on, sacrifié la confiance qu’on lui témoignait?… Il gagnait peut-être soixante mille francs par an, et sa maison se composait d’une servante et d’une vieille femme de charge; son seul plaisir était d’aller chaque dimanche à la messe et à vêpres; il ne connaissait pas d’opéra comparable au chant grave de l’orgue, pas de société mondaine qui valût une soirée paisiblement passée au coin de son feu avec le curé de sa paroisse après un dîner frugal; il mettait enfin sa joie dans la probité, son orgueil dans l’honneur, sa félicité dans la religion.
Tel était le jugement que les contemporains de M. Jacques Ferrand portaient sur ce rare et grand homme de bien.
L’étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l’étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.
Une salle d’attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d’habitude M. le premier clerc; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d’attente, tel était l’ensemble de ce laboratoire d’actes de toutes sortes.
Deux heures venaient de sonner à une antique pendule à coucou placée entre les deux fenêtres de l’étude; une certaine agitation régnait parmi les clercs, quelques fragments de leur conversation feront connaître la cause de cet émoi.
– Certainement, si quelqu’un m’avait soutenu que François Germain était un voleur, dit l’un des jeunes gens, j’aurais répondu: «Vous en avez menti!»
– Moi aussi!…
– Moi aussi!…
– Moi, ça m’a fait un tel effet de le voir arrêter et emmener par la garde que je n’ai pas pu déjeuner… J’en ai été récompensé, car ça m’a épargné de manger la ratatouille quotidienne de la mère Séraphin.
– Dix-sept mille francs, c’est une somme!
– Une fameuse somme!
– Dire que, depuis quinze mois que Germain est caissier, il n’avait pas manqué un centime à la caisse du patron!…
– Moi, je trouve que le patron a eu tort de faire arrêter Germain, puisque ce pauvre garçon jurait ses grands dieux qu’il n’avait pris que mille trois cents francs en or.
– D’autant plus qu’il les rapportait ce matin pour les remettre dans la caisse, ces mille trois cents francs, au moment où le patron venait d’envoyer chercher la garde…
– Voilà le désagrément des gens d’une probité féroce comme le patron, ils sont impitoyables.
– C’est égal, on doit y regarder à deux fois avant de perdre un pauvre jeune homme qui s’est bien conduit jusque-là.
– M. Ferrand dit à cela que c’est pour l’exemple.
– L’exemple de quoi? Ça ne sert à rien à ceux qui sont honnêtes, et ceux qui ne le sont pas savent bien qu’ils sont exposés à être découverts s’ils volent.
– La maison est tout de même une bonne pratique pour le commissaire.
– Comment?
– Dame! ce matin cette pauvre Louise… tantôt Germain…
– Moi, l’affaire de Germain ne me paraît pas claire…
– Puisqu’il a avoué!
– Il a avoué qu’il avait pris mille trois cents francs, oui; mais il soutient comme un enragé qu’il n’a pas pris les autres quinze mille francs en billets de banque et les autres sept cents francs qui manquent à la caisse.
– Au fait, puisqu’il avoue une chose, pourquoi n’avouerait-il pas l’autre?
– C’est vrai; on est aussi puni pour quinze cents francs que pour quinze mille francs.
– Oui, mais on garde les quinze mille francs, et en sortant de prison, ça fait un petit établissement, dirait un coquin.
– Pas si bête!
– On aura beau dire et beau faire, il y a quelque chose là-dessous.
– Et Germain qui défendait toujours le patron quand nous l’appelions jésuite!
– C’est pourtant vrai. «Pourquoi le patron n’aurait-il pas le droit d’aller à la messe? nous disait-il, vous avez bien le droit de n’y pas aller.»
– Tiens, voilà Chalamel qui rentre de course; c’est lui qui va être étonné!
– De quoi, de quoi, mes braves? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau sur cette pauvre Louise?
– Tu le saurais, flâneur, si tu n’étais pas resté si longtemps en course.
– Tiens, vous croyez peut-être qu’il n’y a qu’un pas de clerc d’ici à la rue de Chaillot.
– Oh! mauvais!… mauvais!…
– Eh bien! ce fameux vicomte de Saint-Remy?
– Il n’est pas encore venu?
– Non.
– Tiens, sa voiture était attelée, et il m’a fait dire par son valet de chambre qu’il allait venir tout de suite; mais il n’a pas l’air content, a dit le domestique… Ah! messieurs, voilà un joli petit hôtel!… Un crâne luxe… On dirait d’une de ces petites maisons des seigneurs d’autrefois… dont on parle dans Faublas. Oh! Faublas… voilà mon héros, mon modèle! dit Chalamel en déposant son parapluie et en désarticulant ses socques.
– Je crois bien alors qu’il a des dettes et des contraintes par corps, ce vicomte.
– Une recommandation de trente-quatre mille francs que l’huissier a envoyée ici, puisque c’est à l’étude qu’on doit venir payer; le créancier aime mieux ça, je ne sais pas pourquoi.
– Il faut bien qu’il puisse payer maintenant, ce beau vicomte, puisqu’il est revenu hier soir de la campagne, où il était caché depuis trois jours pour échapper aux gardes du commerce.
– Mais comment n’a-t-on pas déjà saisi chez lui?
– Lui, pas bête! La maison n’est pas à lui, son mobilier est au nom de son valet de chambre, qui est censé lui louer en garni, de même que ses chevaux et ses voitures sont au nom de son cocher, qui dit, lui, qu’il donne à loyer au vicomte des équipages magnifiques à tant par mois. Oh! c’est un malin, allez, M. de Saint-Remy. Mais qu’est-ce que vous disiez? qu’il est arrivé encore du nouveau ici?
– Figure-toi qu’il y a deux heures le patron entre ici comme un furieux: «Germain n’est pas là? nous crie-t-il. – Non, monsieur. – Eh bien! le misérable m’a volé hier soir dix-sept mille francs», reprit le patron.
– Germain… voler… allons donc!
– Tu vas voir.
«Comment donc, monsieur, vous êtes sûr? Mais ce n’est pas possible, que nous nous écrions. – Je vous dis, messieurs, que j’avais mis hier dans le tiroir du bureau où il travaille quinze billets de mille, plus deux mille francs en or dans une petite boîte: tout a disparu.» À ce moment, voilà le père Marriton, le portier, qui arrive en disant: «Monsieur, la garde va venir.»
– Et Germain?
– Attends donc… Le patron dit au portier: «Dès que M. Germain viendra, envoyez-le ici, à l’étude, sans lui rien dire… Je veux le confondre devant vous, messieurs», reprend le patron. Au bout d’un quart d’heure, le pauvre Germain arrive comme si de rien n’était; la mère Séraphin venait d’apporter notre ratatouille: il salue le patron, nous dit bonjour très-tranquillement. «Germain, vous ne déjeunez pas? dit M. Ferrand. – Non, monsieur; merci, je n’ai pas faim. – Vous venez bien tard? – Oui, monsieur… j’ai été obligé d’aller à Belleville ce matin. Sans doute pour cacher l’argent que vous m’avez volé?» s’écria M. Ferrand d’une voix terrible.
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