– Et cette femme que vous appelez la Chouette est repartie à quatre heures du matin en fiacre? demanda Rodolphe.
– Oui, monsieur; et elle va sans doute revenir: car la mère Burette m’a dit que la consigne ne regardait pas la borgnesse.
Rodolphe pensa, non sans raison, que la Chouette machinait quelque nouveau méfait; mais, hélas! il était loin de songer à quel point cette nouvelle trame l’intéressait.
– C’est donc bien convenu, mon cher monsieur Pipelet; n’oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé pour les Morel, et priez aussi votre femme de leur faire apporter un bon repas de chez le meilleur traiteur du voisinage.
– Soyez tranquille, dit M. Pipelet; aussitôt que mon épouse sera de retour, j’irai à la mairie, à l’église et chez le traiteur… À l’église pour le mort… chez le traiteur pour les vivants…, ajouta philosophiquement et poétiquement M. Pipelet. C’est comme fait, monsieur… c’est comme fait.
À la porte de l’allée, Rodolphe et Rigolette se trouvèrent face à face avec Anastasie, qui revenait du marché, rapportant un lourd panier de provisions.
– À la bonne heure! s’écria la portière en regardant le voisin et la voisine d’un air narquois et significatif; vous voilà déjà bras dessus bras dessous… Ça va!… Chaud!… Chaud!… Tiens… faut bien que jeunesse se passe!… à jolie fille beau garçon… vive l’amour! Et alllllez donc!
Et la vieille disparut dans les profondeurs de l’allée en criant:
– Alfred! ne geins pas, vieux chéri… voilà ta Stasie qui t’apporte du nanan, gros friand!
Rodolphe, offrant son bras à Rigolette, sortit avec elle de la maison de la rue du Temple.
IV Le budget de Rigolette
À la neige de la nuit avait succédé un vent très-froid; le pavé de la rue, ordinairement fangeux, était presque sec. Rigolette et Rodolphe se dirigèrent vers l’immense et singulier bazar que l’on nomme le Temple. La jeune fille s’appuyait sans façon au bras de son cavalier, aussi peu gênée avec lui que s’ils eussent été liés par une longue intimité.
– Est-elle drôle, cette M mePipelet, avec ses remarques! dit la grisette à Rodolphe.
– Ma foi, ma voisine, je trouve qu’elle a raison.
– En quoi, mon voisin?
– Elle a dit: «Il faut que jeunesse se passe… vive l’amour! Et allez donc!»
– Eh bien?
– C’est justement ma manière de voir…
– Comment?
– Je voudrais passer ma jeunesse avec vous… pouvoir crier: «Vive l’amour!» et aller où vous voudriez me conduire.
– Je le crois bien… vous n’êtes pas difficile!
– Où serait le mal?… nous sommes voisins.
– Si nous n’étions pas voisins, je ne sortirais pas avec vous comme ça…
– Vous me dites donc d’espérer?
– D’espérer quoi?
– Que vous m’aimerez.
– Je vous aime déjà.
– Vraiment?
– C’est tout simple, vous êtes bon, vous êtes gai. Quoique pauvre vous-même, vous faites ce que vous pouvez pour ces pauvres Morel, en intéressant des gens riches à leur malheur; vous avez une figure qui me revient beaucoup, une jolie tournure, ce qui est toujours agréable et flatteur pour moi, qui vous donne le bras et qui vous le donnerai souvent. Voilà, je crois, assez de raisons pour que je vous aime.
Puis, s’interrompant pour rire aux éclats, Rigolette s’écria:
– Regardez donc… regardez donc cette grosse femme avec ses vieux souliers fourrés; on dirait qu’elle est traînée par deux chats sans queue.
Et de rire encore.
– Je préfère vous regarder, ma voisine; je suis si heureux de penser que vous m’aimez déjà.
– Je vous le dis parce que ça est… Vous ne me plairiez pas, je vous le dirais tout de même… Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais trompé personne, ni été coquette. Quand on me plaît, je le dis tout de suite…
Puis, s’interrompant encore pour s’arrêter devant une boutique, la grisette s’écria:
– Oh! voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases! J’avais pourtant déjà trois livres dix sous d’économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils! En cinq ou six ans j’aurais pu y atteindre.
– Des économies, ma voisine! Et vous gagnez?…
– Au moins trente sous par jour, quelquefois quarante; mais je ne compte jamais que sur trente, c’est plus prudent, et je règle mes dépenses là-dessus, dit Rigolette d’un air aussi important que s’il se fût agi de l’équilibre financier d’un budget formidable.
– Mais avec trente sous par jour, comment pouvez-vous vivre?
– Le compte n’est pas long… Voulez-vous que je vous le fasse, mon voisin? Vous m’avez l’air d’un dépensier, ça vous servira d’exemple.
– Voyons, ma voisine.
– Mes trente sous par jour me font quarante-cinq francs par mois, n’est-ce pas?
– Oui.
– Là-dessus j’ai douze francs de loyer et vingt-trois francs de nourriture.
– Vingt-trois francs de nourriture!…
– Mon Dieu, oui, tout autant! Avouez que pour une mauviette comme moi… c’est énorme… par exemple, je ne me refuse rien.
– Voyez-vous la petite gourmande…
– Ah! mais aussi là-dedans je compte la nourriture de mes oiseaux…
– Il est certain que si vous vivez trois là-dessus, c’est moins exorbitant. Mais voyons le détail par jour… toujours pour mon instruction.
– Écoutez bien; une livre de pain, c’est quatre sous; deux sous de lait, ça fait six; quatre sous de légumes l’hiver, ou de fruits et de salade dans l’été; j’adore la salade, parce que c’est, comme les légumes, propre à arranger, ça ne salit pas les mains; voilà donc déjà dix sous; trois sous de beurre ou d’huile et de vinaigre pour assaisonnement, treize! Une voie [36]de belle eau claire, oh! ça c’est mon luxe, ça me fait mes quinze sous, s’il vous plaît… Ajoutez-y par semaine deux ou trois sous de chènevis et de mouron pour régaler mes oiseaux, qui mangent ordinairement un peu de mie de pain et de lait, c’est vingt-deux à vingt-trois francs par mois, ni plus ni moins.
– Et vous ne mangez jamais de viande?
– Ah! bien oui… de la viande!… elle coûte des dix et douze sous la livre; est-ce qu’on y peut songer? Et puis ça sent la cuisine, le pot-au-feu; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c’est tout de suite prêt. Tenez, un plat que j’adore, qui n’est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection…
– Voyons le plat…
– Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle; quand elles sont cuites, je les écrase avec un peu de beurre et de lait… une pincée de sel… c’est un manger des dieux… Si vous êtes gentil, je vous en ferai goûter…
– Arrangé par vos jolies mains, ça doit être excellent. Mais, voyons, comptons, ma voisine… Nous avons déjà vingt-trois francs de nourriture, douze francs de loyer, c’est trente-cinq francs par mois…
– Pour aller à quarante-cinq ou cinquante francs que je gagne, il me reste dix ou quinze francs pour mon bois ou mon huile pendant l’hiver, pour mon entretien et mon blanchissage… c’est-à-dire pour mon savon; car, excepté mes draps, je me blanchis moi-même… c’est encore mon luxe… une blanchisseuse de fin me coûterait les yeux de la tête… tandis que je repasse très-bien, et je me tire d’affaire… Pendant les cinq mois d’hiver, je brûle une voie [37]et demie de bois… et je dépense pour quatre ou cinq sous d’huile par jour pour ma lampe… ça me fait environ quatre-vingts francs par an pour mon chauffage et mon éclairage.
– De sorte que c’est au plus s’il vous reste cent francs pour votre entretien.
– Oui, et c’est là-dessus que j’avais économisé mes trois francs dix sous.
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