– Et alllllez donc! s’écria Anastasie en riant aux éclats et en se croisant les bras dans une attitude triomphante.
Pendant que M mePipelet poursuivait les recors de ses injures et de ses huées, Morel s’était jeté aux pieds de Rodolphe.
– Ah! monsieur, vous nous sauvez la vie!… À qui devons-nous ce secours inespéré?…
– À Dieu; vous le voyez, il a toujours pitié des honnêtes gens.
Louise, la fille du lapidaire, était remarquablement belle, d’une beauté grave. Svelte et grande, elle tenait de la Junon antique par la régularité de ses traits sévères, et de la Diane chasseresse par l’élégance de sa taille élevée. Malgré le hâle de son teint, malgré la rougeur rugueuse de ses mains, d’un très-beau galbe, mais durcies par les travaux domestiques, malgré ses humbles vêtements, cette jeune fille avait un extérieur plein de noblesse, que l’artisan, dans son admiration paternelle, appelait un air de princesse.
Nous n’essaierons pas de peindre la reconnaissance et la stupeur joyeuse de cette famille, si brusquement arrachée à un sort épouvantable. Un moment même, dans cet enivrement subit, la mort de la petite fille fut oubliée.
Rodolphe seul remarqua l’extrême pâleur de Louise et la sombre préoccupation dont elle semblait toujours accablée, malgré la délivrance de son père.
Voulant rassurer complètement les Morel sur leur avenir et expliquer une libéralité qui pouvait compromettre son incognito, Rodolphe dit au lapidaire, qu’il emmena sur le palier, pendant que Rigolette préparait Louise à apprendre la mort de sa petite sœur:
– Avant-hier matin, une jeune dame est venue chez vous!
– Oui, monsieur, et elle a paru bien peinée de l’état où elle nous voyait.
– Après Dieu, c’est elle que vous devez remercier, non pas moi…
– Il serait vrai, monsieur!… cette jeune dame…
– Est votre bienfaitrice. J’ai souvent porté des étoffes chez elle; en venant louer ici une chambre au quatrième, j’ai appris par la portière votre cruelle position… Comptant sur la charité de cette dame, j’ai couru chez elle… et avant-hier elle était ici, afin de juger par elle-même de l’étendue de votre malheur; elle en a été douloureusement émue; mais comme ce malheur pouvait être le fruit de l’inconduite, elle m’a chargé de prendre moi-même, et le plus tôt possible, des renseignements sur vous, désirant proportionner ses bienfaits à votre probité.
– Bonne et excellente dame! j’avais bien raison de dire…
– De dire à Madeleine: Si les riches savaient! n’est-ce pas?
– Comment, monsieur, connaissez-vous le nom de ma femme?… qui vous a appris que…
– Depuis ce matin six heures, dit Rodolphe en interrompant Morel, je suis caché dans le petit grenier qui avoisine votre mansarde.
– Vous!… monsieur?
– Et j’ai tout entendu, tout, honnête et excellent homme!!!
– Mon Dieu!… mais comment étiez-vous là?
– En bien ou en mal, je ne pouvais être mieux renseigné que par vous-même; j’ai voulu tout voir, tout entendre à votre insu. Le portier m’avait parlé de ce petit réduit en me proposant de me le céder pour en faire un bûcher. Ce matin, je lui ai demandé à le visiter; j’y suis resté une heure, et j’ai pu me convaincre qu’il n’y avait pas un caractère plus probe, plus noble, plus courageusement résigné que le vôtre.
– Mon Dieu, monsieur, il n’y a pas grand mérite: je suis né comme ça, et je ne pourrais pas faire autrement.
– Je le sais; aussi je ne vous loue pas, je vous apprécie… J’allais sortir de ce réduit pour vous délivrer des recors, lorsque j’ai entendu la voix de votre fille. J’ai voulu lui laisser le plaisir de vous sauver… Malheureusement, la rapacité des gardes du commerce a enlevé cette douce satisfaction à la pauvre Louise; alors j’ai paru. J’avais reçu hier quelques sommes qui m’étaient dues, j’ai été à même de faire une avance à votre bienfaitrice en payant pour vous cette malheureuse dette. Mais votre infortune a été si grande, si honnête, si digne, que l’intérêt qu’on vous porte et que vous méritez ne s’arrêtera pas là. Je puis, au nom de votre ange sauveur, vous répondre d’un avenir paisible, heureux, pour vous et pour les vôtres…
– Il serait possible!… Mais, au moins, son nom, monsieur?… son nom, à cet ange du ciel, à cet ange sauveur, comme vous l’appelez?
– Oui, c’est un ange… Et vous aviez encore raison de dire que grands et petits avaient leurs peines.
– Cette dame serait malheureuse?
– Qui n’a pas ses chagrins?… Mais je ne vois aucune raison de vous taire son nom… Cette dame s’appelle…
Songeant que M mePipelet n’ignorait pas que M med’Harville était venue dans la maison pour demander le commandant, Rodolphe, craignant l’indiscret bavardage de la portière, reprit après un moment de silence:
– Je vous dirai le nom de cette dame… à une condition…
– Oh! parlez, monsieur!…
– C’est que vous ne le répéterez à personne… vous entendez? à personne…
– Oh! je vous le jure… Mais ne pourrais-je pas au moins la remercier, cette providence des malheureux?
– Je le demanderai à M med’Harville, je ne doute pas qu’elle n’y consente.
– Cette dame se nomme?
– M mela marquise d’Harville.
– Oh! je n’oublierai jamais ce nom-là. Ce sera ma sainte… mon adoration. Quand je pense que, grâce à elle, ma femme, mes enfants sont sauvés… Sauvés! pas tous… pas tous… ma pauvre petite Adèle, nous ne la reverrons plus!… Hélas! mon Dieu, il faut se dire qu’un jour ou l’autre nous l’aurions perdue, qu’elle était condamnée…
Et le lapidaire essuya ses larmes.
– Quant aux derniers devoirs à rendre à cette pauvre petite si vous m’en croyez… voilà ce qu’il faut faire… Je n’occupe pas encore ma chambre; elle est grande, saine, aérée; il y a déjà un lit, on y transportera ce qui sera nécessaire pour que vous et votre famille vous puissiez vous établir là, en attendant que M me d’Harville ait trouvé à vous caser convenablement. Le corps de votre enfant restera dans la mansarde, où il sera cette nuit, comme il convient, gardé et veillé par un prêtre. Je vais prier M. Pipelet de s’occuper de ces tristes détails.
– Mais, monsieur, vous priver de votre chambre!… ça n’est pas la peine. Maintenant que nous voilà tranquilles, que je n’ai plus peur d’aller en prison… notre pauvre logis me semblera un palais, surtout si ma Louise nous reste… pour tout soigner comme par le passé…
– Votre Louise ne vous quittera plus. Vous disiez que ce serait votre luxe de l’avoir toujours auprès de vous… ce sera mieux… ce sera votre récompense.
– Mon Dieu, monsieur, est-ce possible? Ça me paraît un rêve… Je n’ai jamais été dévot… mais un tel coup du sort… un secours si providentiel… ça vous ferait croire!…
– Croyez toujours… qu’est-ce que vous risquez?…
– C’est vrai, répondit naïvement Morel; qu’est-ce qu’on risque?
– Si la douleur d’un père pouvait reconnaître des compensations, je vous dirais qu’une de vos filles vous est retirée, mais que l’autre vous est rendue.
– C’est juste, monsieur. Nous aurons notre Louise, maintenant.
– Vous acceptez ma chambre, n’est-ce pas? Sinon comment faire pour cette triste veillée mortuaire?… Songez donc à votre femme, dont la tête est déjà si faible… lui laisser pendant vingt-quatre heures un si douloureux spectacle sous les yeux!
– Vous songez à tout! à tout!… Combien vous êtes bon, monsieur!
– C’est votre ange bienfaiteur qu’il faut remercier, sa bonté m’inspire. Je vous dis ce qu’il vous dirait, il m’approuvera, j’en suis sûr… Ainsi vous acceptez, c’est convenu. Maintenant, dites-moi, ce Jacques Ferrand?…
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