– Grâce! Ne tuez pas notre père!…
À la vue de ces malheureux enfants frissonnant de froid et d’épouvante, Bourdin, malgré sa dureté naturelle et son habitude de pareilles scènes, se sentit presque ému. Son camarade, impitoyable, dégagea brutalement sa jambe des étreintes des enfants qui s’y cramponnaient suppliants.
– Eh! hue donc, les moutards!… Quel chien de métier, si on avait toujours affaire à des mendiants pareils!…
Un épisode horrible rendit cette scène plus affreuse encore. L’aînée des petites filles, restée couchée dans la paillasse avec sa sœur malade, s’écria tout à coup:
– Maman, maman, je ne sais pas ce qu’elle a… Adèle… Elle est toute froide! Elle me regarde toujours… et elle ne respire plus…
La pauvre enfant phtisique venait d’expirer doucement sans une plainte, son regard toujours attaché sur celui de sa sœur qu’elle aimait tendrement…
Il est impossible de rendre le cri que jeta la femme du lapidaire à cette affreuse révélation, car elle comprit tout.
Ce fut un de ces cris pantelants, convulsifs, arrachés du plus profond des entrailles d’une mère.
– Ma sœur a l’air d’être morte! Mon Dieu! mon Dieu! j’en ai peur! s’écria l’enfant en se précipitant hors de la paillasse et courant épouvantée se jeter dans les bras de sa mère.
Celle-ci, oubliant que ses jambes presque paralysées ne pouvaient la soutenir, fit un violent effort pour se lever et courir auprès de sa fille morte; mais les forces lui manquèrent, elle tomba sur le carreau en poussant un dernier cri de désespoir.
Ce cri trouva un écho dans le cœur de Morel; il sortit de sa stupeur, d’un bond fut à la paillasse, y saisit sa fille âgée de quatre ans…
Il la trouva morte.
Le froid, le besoin avaient hâté sa fin… quoique sa maladie, fruit de la misère, fût mortelle.
Ses pauvres petits membres étaient déjà roidis et glacés…
Fin de la troisième partie
Morel, ses cheveux gris hérissés par le désespoir et par l’effroi, restait immobile, tenant sa fille morte entre ses bras. Il la contemplait d’un œil fixe, sec et rouge.
– Morel, Morel… donne-moi Adèle! s’écriait la malheureuse mère en étendant les bras vers son mari. Ce n’est pas vrai… non, elle n’est pas morte… tu vas voir, je vais la réchauffer…
La curiosité de l’idiote fut excitée par l’empressement des deux recors à s’approcher du lapidaire, qui ne voulait pas se séparer du corps de son enfant. La vieille cessa de hurler, se leva de sa couche, s’approcha lentement, passa sa tête hideuse et stupide par-dessus l’épaule de Morel… et pendant quelques moments l’aïeule contempla le cadavre de sa petite-fille…
Ses traits gardèrent leur expression habituelle d’hébétement farouche; au bout d’une minute, l’idiote fit entendre une sorte de bâillement caverneux, rauque comme celui d’une bête affamée; puis, retournant à son grabat, elle s’y jeta en criant:
– A faim! A faim!
– Vous voyez, messieurs, vous voyez, une pauvre petite fille de quatre ans, Adèle… Elle s’appelle Adèle. Je l’ai embrassée hier au soir encore; et ce matin… Voilà! vous me direz que c’est toujours celle-là de moins à nourrir, et que j’ai du bonheur, n’est-ce pas? dit l’artisan d’un air hagard.
Sa raison commençait à s’ébranler sous tant de coups réitérés.
– Morel, je veux ma fille; je la veux! s’écria Madeleine.
– C’est vrai, chacun à son tour, répondit le lapidaire. Et il alla poser l’enfant dans les bras de sa femme.
Puis il se cacha la figure entre ses mains en poussant un long gémissement.
Madeleine, non moins égarée que son mari, enfouit dans la paille de son grabat le corps de sa fille, le couvant des yeux avec une sorte de jalousie sauvage, pendant que les autres enfants, agenouillés, éclataient en sanglots.
Les recors, un moment émus par la mort de l’enfant, retombèrent bientôt dans leur habitude de dureté brutale.
– Ah çà, voyons, camarade, dit Malicorne au lapidaire, votre fille est morte, c’est un malheur; nous sommes tous mortels; nous n’y pouvons rien, ni vous non plus… Il faut nous suivre; nous avons encore un particulier à pincer, car le gibier donne aujourd’hui.
Morel n’entendait pas cet homme.
Complètement égaré dans de funèbres pensées, l’artisan se disait d’une voix sourde et saccadée:
– Il va pourtant falloir ensevelir ma petite fille… la veiller… ici… jusqu’à ce qu’on vienne l’emporter… L’ensevelir! mais avec quoi? Nous n’avons rien… Et le cercueil… qui est-ce qui nous fera crédit? Oh! un cercueil tout petit… pour un enfant de quatre ans… ça ne doit pas être cher… et puis pas de corbillard… on prend ça sous son bras… Ah! ah! ah! ajouta-t-il avec un éclat de rire effrayant, comme j’ai du bonheur!… Elle aurait pu mourir à dix-huit ans à l’âge de Louise, et on ne m’aurait pas fait crédit d’un grand cercueil…
– Ah çà, mais minute! ce gaillard-là est capable d’en perdre la boule, dit Bourdin à Malicorne; regarde donc ses yeux… il fait peur… Allons, bon!… et la vieille idiote qui hurle de faim!… quelle famille!…
– Faut pourtant en finir… Quoique l’arrestation de ce mendiant-là ne soit tarifée qu’à soixante-seize francs soixante-quinze centimes, nous enflerons, comme de juste, les frais à deux cent quarante ou deux cent cinquante francs. C’est le loup [35] qui paie…
– Dis donc qui avance; car c’est ce moineau-là qui payera les violons… puisque c’est lui qui va la danser.
– Quand celui-là aura de quoi payer à son créancier deux mille cinq cents francs pour capital, intérêts, frais et tout… il fera chaud…
– Ça ne sera pas comme ici, car on gèle…, dit le recors en soufflant dans ses doigts. Finissons-en, emballons-le, il pleurnichera en chemin… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si sa petite est crevée?…
– Quand on est aussi gueux que ça on ne fait pas d’enfants.
– Ça lui apprendra! ajouta Malicorne; puis, frappant sur l’épaule de Morel: Allons, allons, camarade, nous n’avons pas le temps d’attendre; puisque vous ne pouvez pas payer, en prison!
– En prison, M. Morel! s’écria une voix jeune et pure. Et une jeune fille brune, fraîche, rose et coiffée en cheveux, entra vivement dans la mansarde.
– Ah! M lleRigolette, dit un des enfants en pleurant, vous êtes si bonne! Sauvez papa, on veut l’emmener en prison, et notre petite sœur est morte…
– Adèle est morte! s’écria la jeune fille, dont les grands yeux noirs et brillants se voilèrent de larmes. Votre père en prison! Ça ne se peut pas…
Et, immobile, elle regardait tour à tour le lapidaire, sa femme et les recors.
Bourdin s’approcha de Rigolette.
– Voyons, ma belle enfant, vous qui avez votre sang-froid, faites entendre raison à ce brave homme; sa petite fille est morte, à la bonne heure! Mais il faut qu’il nous suive à Clichy… à la prison pour dettes: nous sommes gardes du commerce…
– C’est donc vrai? s’écria la jeune fille.
– Très-vrai! La mère a la petite dans son lit, on ne peut pas la lui ôter; ça l’occupe… Le père devrait profiter de ça pour filer.
– Mon Dieu! mon Dieu, quel malheur! s’écria Rigolette, quel malheur! Comment faire?
– Payer ou aller en prison, il n’y a pas de milieu; avez-vous deux ou trois billets de mille à leur prêter? demanda Malicorne d’un air goguenard; si vous les avez, passez à votre caisse, et aboulez les noyaux, nous ne demandons pas mieux.
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