– Ah! c’est juste; une si bonne nouvelle vaut bien ce que nous dépenserons en deux jours pour notre existence, dit M mede Fermont avec un sourire amer; et, laissant la lettre sur le lit de sa fille, elle alla vers une vieille malle sans serrure, se baissa et l’ouvrit.
– Nous sommes volées! s’écria la malheureuse femme avec épouvante; rien, plus rien, ajouta-t-elle d’une voix morne.
Et, anéantie, elle s’appuya sur la malle.
– Que dis-tu, maman?… Le sac d’argent…
Mais M mede Fermont, se relevant vivement, sortit de la chambre et, s’adressant au revendeur, qui se trouvait ainsi avec elle sur le palier:
– Monsieur, lui dit-elle, l’œil étincelant, les joues colorées par l’indignation et par l’épouvante, j’avais un sac d’argent dans cette malle… On me l’a volé avant-hier sans doute, car je suis sortie pendant une heure avec ma fille… Il faut que cet argent se retrouve, entendez-vous? Vous en êtes responsable.
– On vous a volée! Ça n’est pas vrai; ma maison est honnête, dit insolemment et brutalement le receleur; vous dites cela pour ne pas me payer mon port de lettre et ma commission.
– Je vous dis, monsieur, que cet argent étant tout ce que je possédais au monde, on me l’a volé; il faut qu’il se retrouve, ou je porte ma plainte. Oh! je ne ménagerai rien, je ne respecterai rien… voyez-vous, je vous en avertis.
– Ça serait joli, vous qui n’avez seulement pas de papiers… allez-y donc, porter votre plainte! Allez-y donc tout de suite… je vous en défie, moi!
La malheureuse femme était atterrée.
Elle ne pouvait sortir et laisser sa fille seule, alitée, depuis la frayeur que le gros boiteux lui avait faite le matin, et surtout après les menaces que lui adressait le revendeur.
Celui-ci reprit:
– C’est une frime; vous n’avez pas plus de sac d’argent que de sac d’or; vous voulez ne pas me payer mon port de lettre, n’est-ce pas? Bon! ça m’est égal… quand vous passerez devant ma porte, je vous arracherai votre vieux châle noir des épaules… il est bien pané, mais il vaut toujours au moins vingt sous.
– Oh! monsieur, s’écria M mede Fermont en fondant en larmes, de grâce, ayez pitié de nous… cette faible somme était tout ce que nous possédions, ma fille et moi; cela volé, mon Dieu, il ne nous reste plus rien, entendez-vous?… Rien qu’à mourir de faim!…
– Que voulez-vous que j’y fasse… moi? S’il est vrai qu’on vous a volée… et de l’argent encore (ce qui me paraît louche), il y a longtemps qu’il est frit, l’argent!
– Mon Dieu! Mon Dieu!
– Le gaillard qui a fait le coup n’aura pas été assez bon enfant pour marquer les pièces et les garder ici pour se faire pincer, si c’est quelqu’un de la maison, et je ne le crois pas; car, ainsi que je le disais encore ce matin à l’oncle de la dame du premier, ici c’est un vrai hameau; si l’on vous a volée… c’est un malheur. Vous déposeriez cent mille plaintes que vous n’en retireriez pas un centime… vous n’en serez pas plus avancée… je vous le dis… croyez-moi… Eh bien! s’écria le receleur en s’interrompant et en voyant M mede Fermont chanceler, qu’est-ce que vous avez?… Vous pâlissez?… Prenez donc garde… Mademoiselle, votre mère se trouve mal!… ajouta le revendeur en s’avançant assez à temps pour retenir la malheureuse mère, qui, frappée par ce dernier coup, se sentait défaillir; l’énergie factice qui la soutenait depuis si longtemps cédait à cette nouvelle atteinte.
– Ma mère… mon Dieu, qu’avez-vous? s’écria Claire toujours couchée.
Le receleur, encore vigoureux malgré ses cinquante ans, saisi d’un mouvement de pitié passagère, prit M mede Fermont entre ses bras, poussa du genou la porte pour entrer dans le cabinet, et dit:
– Mademoiselle, pardon d’entrer pendant que vous êtes couchée, mais faut pourtant que je vous ramène votre mère… elle est évanouie… ça ne peut pas durer.
En voyant cet homme entrer, Claire poussa un cri d’effroi, et la malheureuse enfant se cacha du mieux qu’elle put sous sa couverture.
Le revendeur assit M mede Fermont sur la chaise à côté du lit de sangle et se retira, laissant la porte entr’ouverte, le gros boiteux en ayant brisé la serrure.
Une heure après cette dernière secousse, la violente maladie qui depuis longtemps couvait et menaçait M mede Fermont avait éclaté.
En proie à une fièvre ardente, à un délire affreux, la malheureuse femme était couchée dans le lit de sa fille, éperdue, épouvantée, qui, seule, presque aussi malade que sa mère, n’avait ni argent ni ressources, et craignait à chaque instant de voir entrer le bandit qui logeait sur le même palier.
Nous précéderons de quelques heures M. Badinot, qui, du passage de la Brasserie, se rendait en hâte chez le vicomte de Saint-Remy.
Ce dernier, nous l’avons dit, demeurait rue de Chaillot, et occupait seul une charmante petite maison, bâtie entre cour et jardin, dans ce quartier solitaire, quoique très-voisin des Champs-Élysées, la promenade la plus à la mode de Paris.
Il est inutile de nombrer les avantages que M. de Saint-Remy, spécialement homme à bonnes fortunes, retirait de la position d’une demeure si savamment choisie. Disons seulement qu’une femme pouvait entrer très-promptement chez lui, par une petite porte de son vaste jardin qui s’ouvrait sur une ruelle absolument déserte, communiquant de la rue Marbeuf à la rue de Chaillot.
Enfin, par un miraculeux hasard, l’un des plus beaux établissements d’horticulture de Paris avait aussi, dans ce passage écarté, une sortie peu fréquentée; les mystérieuses visiteuses de M. de Saint-Remy, en cas de surprise ou de rencontre imprévue, étaient donc armées d’un prétexte parfaitement plausible et bucolique pour s’aventurer dans la ruelle fatale.
Elles allaient (pouvaient-elles dire) choisir des fleurs rares chez un célèbre jardinier fleuriste renommé par la beauté de ses serres chaudes.
Ces belles visiteuses n’auraient d’ailleurs menti qu’à demi: le vicomte, largement doué de tous les goûts d’un luxe distingué, avait une charmante serre chaude qui s’étendait en partie le long de la ruelle dont nous avons parlé; la petite porte dérobée donnait dans ce délicieux jardin d’hiver, qui aboutissait à un boudoir (qu’on nous pardonne cette expression surannée) située au rez-de-chaussée de la maison.
Il serait donc permis de dire sans métaphore qu’une femme qui passait ce seuil dangereux pour entrer chez M. de Saint-Remy courait à sa perte par un sentier fleuri; car, l’hiver surtout, cette élégante allée était bordée de véritables buissons de fleurs éclatantes et parfumées.
M mede Lucenay, jalouse comme une femme passionnée, avait exigé une clef de cette petite porte.
Si nous insistons quelque peu sur le caractère général de cette singulière habitation, c’est qu’elle reflétait, pour ainsi dire, une de ces existences dégradantes qui, de jour en jour, deviennent heureusement plus rares, mais qu’il est bon de signaler comme une des bizarreries de l’époque; nous voulons parler de l’existence de ces hommes qui sont aux femmes ce que les courtisanes sont aux hommes; faute d’une expression plus particulière, nous appellerions ces gens-là des hommes-courtisanes, si cela se pouvait dire.
L’intérieur de la maison de M. de Saint-Remy offrait, sous ce rapport, un aspect curieux, ou plutôt cette maison était séparée en deux zones très-distinctes:
Le rez-de-chaussée, où il recevait les femmes;
Le premier étage, où il recevait ses compagnons de jeu, de table, de chasse, ce qu’on appelle enfin des amis…
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