– Et vous avez juré?
– Hélas! oui, madame, tant je craignais d’être défigurée par la Chouette ou d’être noyée par elle dans une cave… Cela me paraissait affreux… Une autre mort m’eût paru moins effrayante; je n’aurais peut-être pas cherché à y échapper.
– Quelle idée sinistre, à votre âge!… dit M med’Harville en regardant la Goualeuse avec surprise. Une fois sortie d’ici, remise aux mains de vos bienfaiteurs, ne serez-vous pas bien heureuse? Votre repentir n’aura-t-il pas effacé le passé?
– Est-ce que le passé s’efface? Est-ce que le passé s’oublie? Est-ce que le repentir tue la mémoire, madame? s’écria Fleur-de-Marie d’un ton si désespéré que Clémence tressaillit.
– Mais toutes les fautes se rachètent, malheureuse enfant!
– Et le souvenir de la souillure… madame, ne devient-il pas de plus en plus terrible à mesure que l’âme s’épure, à mesure que l’esprit s’élève! Hélas! plus vous montez, plus l’abîme dont vous sortez vous paraît profond.
– Ainsi, vous renoncez à tout espoir de réhabilitation, de pardon?
– De la part des autres… non, madame; vos bontés prouvent que l’indulgence ne manque jamais aux remords.
– Vous serez donc la seule impitoyable envers vous?
– Les autres pourront ignorer, pardonner, oublier ce que j’ai été… Moi, madame, je ne pourrai jamais l’oublier…
– Et quelquefois vous désirez mourir?
– Quelquefois! dit la Goualeuse en souriant avec amertume. Puis elle reprit, après un moment de silence: Quelquefois… oui, madame.
– Pourtant, vous craigniez d’être défigurée par cette horrible femme; vous teniez donc à votre beauté, pauvre petite? Cela annonce que la vie a encore quelque attrait pour vous. Courage donc, courage!…
– C’est peut-être une faiblesse de penser cela; mais si j’étais belle, comme vous le dites, madame, je voudrais mourir belle en prononçant le nom de mon bienfaiteur…
Les yeux de M med’Harville se remplirent de larmes.
Fleur-de-Marie avait dit ces derniers mots si simplement; ses traits angéliques, pâles, abattus, son douloureux sourire, étaient tellement d’accord avec ses paroles, qu’on ne pouvait douter de la réalité de son funeste désir.
M med’Harville était douée de trop de délicatesse pour ne pas sentir ce qu’il y avait d’inexorable, de fatal dans cette pensée de la Goualeuse:
«Je n’oublierai jamais ce que j’ai été…»
Idée fixe, incessante, qui devait dominer, torturer la vie de Fleur-de-Marie.
Clémence, honteuse d’avoir un instant méconnu la générosité toujours si désintéressée du prince, regrettait aussi de s’être laissé entraîner à un mouvement de jalousie absurde contre la Goualeuse, qui exprimait avec une naïve exaltation sa reconnaissance envers son protecteur.
Chose étrange, l’admiration que cette pauvre prisonnière ressentait si vivement pour Rodolphe augmentait peut-être encore l’amour profond que Clémence devait toujours lui cacher.
Elle reprit, pour fuir ces pensées:
– J’espère qu’à l’avenir vous serez moins sévère pour vous-même. Mais parlons de votre serment; maintenant je m’explique votre silence. Vous n’avez pas voulu dénoncer ces misérables?
– Quoique le Maître d’école eût pris part à mon enlèvement, il m’avait deux fois défendue… j’aurais craint d’être ingrate envers lui.
– Et vous vous êtes prêtée aux desseins de ces montres?
– Oui, madame… j’étais si effrayée! La Chouette alla chercher Bras-Rouge; il me conduisit au corps de garde, disant qu’il m’avait trouvée rôdant autour de son cabaret; je ne l’ai pas nié, on m’a arrêtée et l’on m’a conduite ici.
– Mais vos amis de la ferme doivent être en proie à une inquiétude mortelle?
– Hélas madame, dans mon premier mouvement d’épouvante, je n’avais pas réfléchi que mon serment m’empêcherait de les rassurer… Maintenant cela me désole… Mais je crois, n’est-ce pas? que, sans manquer à ma parole, je puis vous prier d’écrire à M meGeorges, à la ferme de Bouqueval, de n’avoir aucune inquiétude à mon égard, sans lui apprendre pourtant où je suis, car j’ai promis de le taire…
– Mon enfant, ces précautions deviendront inutiles si, à ma recommandation, on vous fait grâce. Demain vous retournerez à la ferme, sans avoir trahi pour cela votre serment; plus tard vous consulterez vos bienfaiteurs pour savoir jusqu’à quel point vous engage cette promesse arrachée par la menace.
– Vous croyez, madame… que, grâce à vos bontés… je puis espérer de sortir bientôt d’ici?
– Vous méritez tant d’intérêt que je réussirai, j’en suis sûre; et je ne doute pas qu’après-demain vous ne puissiez aller vous-même rassurer vos bienfaiteurs…
– Mon Dieu, madame, comment ai-je pu mériter tant de bontés de votre part? Comment les reconnaître?…
– En continuant de vous conduire comme vous faites. Je regrette seulement de ne pouvoir rien faire pour votre avenir; c’est un bonheur que vos amis se sont réservé…
M meArmand entra tout à coup d’un air consterné.
– Madame la marquise, dit-elle à Clémence avec hésitation, je suis désolée du message que j’ai à remplir auprès de vous.
– Que voulez-vous dire, madame?…
– M. le duc de Lucenay est en bas… il vient de chez vous, madame…
– Mon Dieu, vous m’effrayez; qu’y a-t-il?
– Je l’ignore, madame; mais M. de Lucenay est chargé pour vous, dit-il, d’une nouvelle… aussi triste qu’imprévue… Il a appris chez M mela duchesse, sa femme, que vous étiez ici, et il est venu en toute hâte…
– Une triste nouvelle!… se dit M med’Harville. Puis, tout à coup, elle s’écria avec un accent déchirant: Ma fille… ma fille… peut-être!… Oh! parlez, madame!…
– J’ignore, madame…
– Oh! de grâce, de grâce, madame, conduisez-moi auprès de M. de Lucenay! s’écria M med’Harville en sortant, tout éperdue, suivie de M meArmand.
– Pauvre mère! dit tristement la Goualeuse en suivant Clémence du regard. Oh! non… c’est impossible!… Au moment même où elle vient de se montrer si bienveillante pour moi, un tel coup la frapper!… Non, non, encore une fois, c’est impossible.
Nous conduirons le lecteur dans la maison de la rue du Temple, le jour du suicide de M. d’Harville, vers les trois heures du soir.
M. Pipelet, seul dans sa loge, travailleur consciencieux et infatigable, s’occupait de restaurer la botte qui lui était plus d’une fois tombée des mains lors de la dernière et audacieuse incartade de Cabrion.
La physionomie du chaste portier était abattue et beaucoup plus mélancolique que de coutume.
Ainsi qu’un soldat, dans l’humiliation de sa défaite, passe tristement la main sur la cicatrice de ses blessures, souvent M. Pipelet poussait un profond soupir, s’interrompait de travailler et promenait un doigt tremblant sur la cassure transversale dont son vénérable chapeau tromblon avait été sillonné par la main insolente de Cabrion.
Alors tous les chagrins, toutes les inquiétudes, toutes les craintes d’Alfred se réveillaient en songeant aux inconcevables et incessantes poursuites du rapin.
M. Pipelet n’avait pas un esprit très-étendu, très-élevé; son imagination n’était pas des plus vives ni des plus poétiques, mais il possédait un sens très-droit, très-solide et très-logique.
Malheureusement, par une conséquence naturelle de la rectitude de son jugement, ne pouvant comprendre l’excentrique et folle portée de ce qu’en langage d’atelier on appelle une charge, M. Pipelet s’efforçait de trouver des motifs raisonnables, possibles, à la conduite exorbitante de Cabrion, et il se posait à ce sujet une foule de questions insolubles.
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