Mais, quoique son avarice et sa cupidité se fussent révoltées à cette idée, il s’aperçut en frémissant que ces soupçons, que ces réflexions étaient trop tardives… car d’un seul mot il pouvait calmer sa méfiance en renvoyant cette femme de chez lui.
Ce mot, il ne le dit pas…
À peine même ces pensées l’arrachèrent-elles quelques moments à l’ardente extase où le plongeait la vue de cette femme si belle, de cette beauté sensuelle qui avait sur lui tant d’empire… D’ailleurs, depuis la veille il se sentait dominé, fasciné.
Déjà il aimait à sa façon et avec fureur…
Déjà l’idée de voir cette séduisante créature quitter sa maison lui semblait inadmissible; déjà même, ressentant des emportements d’une jalousie féroce en songeant que Cecily pourrait prodiguer à d’autres les trésors de volupté qu’elle lui refuserait peut-être toujours, il éprouvait une sombre consolation à se dire:
«Tant qu’elle sera séquestrée chez moi… personne ne la possédera.»
La hardiesse du langage de cette femme, le feu de ses regards, la provocante liberté de ses manières révélaient assez qu’elle n’était pas, ainsi qu’elle le disait, une prude. Cette conviction donnant de vagues espérances au notaire assurait davantage encore l’empire de Cecily.
En un mot, la luxure de Jacques Ferrand étouffant la voix de la froide raison, il s’abandonnait en aveugle au torrent de désirs effrénés qui l’emportait.
Il fut convenu que Cecily ne serait sa servante qu’en apparence; il n’y aurait pas ainsi de scandale; de plus, pour assurer davantage encore la sécurité de son hôtesse, il ne prendrait pas d’autre domestique, il se résignerait à la servir et à se servir lui-même; un traiteur voisin apporterait ses repas, il payerait en argent le déjeuner de ses clercs, et le portier se chargerait des soins ménagers de l’étude. Enfin le notaire ferait promptement meubler au premier une chambre au goût de Cecily: celle-ci voulait payer les frais… il s’y opposa et dépensa deux mille francs…
Cette générosité était énorme et prouvait la violence inouïe de sa passion.
Alors commença pour ce misérable une vie terrible.
Renfermé dans la solitude impénétrable de sa maison, inaccessible à tous, de plus en plus sous le joug de son amour effréné, renonçant à pénétrer les secrets de cette femme étrange, de maître il devint esclave; il fut le valet de Cecily, il la servait à ses repas, il prenait soin de son appartement.
Prévenue par le baron que Louise avait été surprise par un narcotique, la créole ne buvait que de l’eau très-limpide, ne mangeait que des mets impossibles à falsifier; elle avait choisi la chambre qu’elle devait occuper et s’était assurée que les murailles ne recelaient aucune porte secrète.
D’ailleurs Jacques Ferrand comprit bientôt que Cecily n’était pas une femme qu’il pût surprendre ou violenter impunément. Elle était vigoureuse, agile et dangereusement armée; un délire frénétique aurait donc pu seul le porter à des tentatives désespérées, et elle s’était parfaitement mise à l’abri de ce péril…
Néanmoins, pour ne pas lasser et rebuter la passion du notaire, la créole semblait quelquefois touchée de ses soins et flattée de la terrible domination qu’elle exerçait sur lui. Alors, supposant qu’à force de preuves de dévouement et d’abnégation il parviendrait à faire oublier sa laideur et son âge, elle se plaisait à lui peindre, en termes d’une hardiesse brûlante, l’inexprimable volupté dont elle pourrait l’enivrer, si ce miracle de l’amour se réalisait jamais.
À ces paroles d’une femme si jeune et si belle, Jacques Ferrand sentait quelquefois sa raison s’égarer… De dévorantes images le poursuivaient partout; l’antique symbole de la tunique de Nessus se réalisait pour lui…
Au milieu de ces tortures sans nom, il perdait la santé, l’appétit, le sommeil.
Tantôt, la nuit, malgré le froid et la pluie, il descendait dans son jardin, et cherchait par une promenade précipitée à calmer, à briser ses ardeurs.
D’autres fois, pendant des heures entières, il plongeait son regard enflammé dans la chambre de la créole endormie; car elle avait eu l’infernale complaisance de permettre que sa porte fût percée d’un guichet qu’elle ouvrait souvent… souvent, car Cecily n’avait qu’un but, celui d’irriter incessamment la passion de cet homme sans la satisfaire, de l’exaspérer ainsi presque jusqu’à la déraison, afin de pouvoir alors exécuter les ordres qu’elle avait reçus…
Ce moment semblait approcher.
Le châtiment de Jacques Ferrand devenait de jour en jour plus digne de ses attentats…
Il souffrait les tourments de l’enfer. Tour à tour absorbé, éperdu, hors de lui, indifférent à ses plus sérieux intérêts, au maintien de sa réputation d’homme austère, grave et pieux, réputation usurpée, mais conquise par de longues années de dissimulation et de ruse, il stupéfiait ses clercs par l’aberration de son esprit, mécontentait ses clients par ses refus de les recevoir et éloignait brutalement de lui les prêtres, qui, trompés par son hypocrisie, avaient été jusqu’alors ses prôneurs les plus fervents.
À ses langueurs accablantes qui lui arrachaient des larmes succédaient de furieux emportements; sa frénésie atteignait-elle son paroxysme, il se prenait à rugir dans la solitude et dans l’ombre comme une bête fauve; ses accès de rage se terminaient-ils par une sorte de brisement douloureux de tout son être, il ne jouissait même pas de ce calme de mort, produit souvent par l’anéantissement de la pensée: l’embrasement du sang de cet homme dans toute la vigoureuse maturité de l’âge ne lui laissait ni trêve ni repos… Un bouillonnement profond, torride, agitait incessamment ses esprits.
Nous l’avons dit, Cecily se coiffait de nuit devant sa glace.
À un léger bruit venant du corridor, elle détourna la tête du côté de la porte.
Malgré le bruit qu’elle venait d’entendre à sa porte, Cecily n’en continua pas moins tranquillement sa toilette de nuit; elle retira de son corsage, où il était à peu près placé comme un buse, un stylet long de cinq à six pouces, enfermé dans un étui de chagrin noir et emmanché dans une petite poignée d’ébène cerclée de fils d’argent, poignée fort simple, mais parfaitement à la main.
Ce n’était pas là une arme de luxe.
Cecily ôta le stylet de son fourreau avec une excessive précaution et le posa sur le marbre de sa cheminée; la lame, de la meilleure trempe et du plus fin damas, était triangulaire, à arêtes tranchantes; sa pointe, aussi acérée que celle d’une aiguille, eût percé une piastre sans s’émousser.
Imprégné d’un venin subtil et persistant, la moindre piqûre de ce poignard devenait mortelle.
Jacques Ferrand ayant un jour mis en doute la dangereuse propriété de cette arme, la créole fit devant lui une expérience in anima vili, c’est-à-dire sur l’infortuné chien de la maison qui, légèrement piqué au nez, tomba et mourut dans d’horribles convulsions.
Le stylet déposé sur la cheminée, Cecily, quittant son spencer de drap noir, resta, les épaules, le sein et les bras nus, ainsi qu’une femme en toilette de bal.
Selon l’habitude de la plupart des filles de couleur, elle portait, au lieu de corset, un second corsage de double toile qui lui serrait étroitement la taille; sa jupe orange, restant attachée sous cette sorte de canezou blanc à manches courtes et très-décolleté, composait ainsi un costume beaucoup moins sévère que le premier et s’harmoniait à merveille avec les bas écarlates et la coiffure de madras si capricieusement chiffonnée autour de la tête de la créole. Rien de plus pur, de plus accompli que les contours de ses bras et de ses épaules, auxquelles deux mignonnes fossettes et un petit signe noir, velouté, coquet, donnaient une grâce de plus.
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