Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome V

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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«Je n’ose et ne puis vous en dire davantage, monseigneur; mon émotion est trop profonde.

«Quelle que soit votre détermination, veuillez croire que nous nous y soumettrons avec respect, et que je serai toujours fidèle aux sentiments profondément dévoués avec lesquels j’ai l’honneur d’être

«de Votre Altesse Royale

«le très-humble et obéissant serviteur,

«GUSTAVE-PAUL,

«prince d’Herkaüsen-Oldenzaal

VI Aveux

Après la lecture de la lettre du prince, père d’Henri, Rodolphe resta quelque temps triste et pensif; puis, un rayon d’espoir éclairant son front, il revint auprès de sa fille, à qui Clémence prodiguait en vain les plus tendres consolations.

– Mon enfant, tu l’as dit toi-même, Dieu a voulu que ce jour fût celui des explications solennelles, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, je ne prévoyais pas qu’une nouvelle et grave circonstance dût encore justifier tes paroles.

– De quoi s’agit-il, mon père?

– Mon ami, qu’y a-t-il?

– De nouveaux sujets de crainte.

– Pour qui donc, mon père?

– Pour toi.

– Pour moi?

– Tu ne nous as avoué que la moitié de tes chagrins, pauvre enfant.

– Soyez assez bon pour vous expliquer, mon père, dit Fleur-de-Marie en rougissant.

– Maintenant je le puis, je n’ai pu le faire plus tôt, ignorant que tu désespérais à ce point de ton sort. Écoute, ma fille chérie, tu te crois, ou plutôt tu es bien malheureuse. Lorsqu’au commencement de notre entretien tu m’as parlé des espérances qui te restaient, j’ai compris… mon cœur a été brisé… car il s’agissait pour moi de te perdre à jamais, de te voir t’enfermer dans un cloître, de te voir descendre vivante dans un tombeau. Tu voudrais entrer au couvent…

– Mon père…

– Mon enfant, est-ce vrai?

– Oui, si vous me le permettez, répondit Fleur-de-Marie d’une voix étouffée.

– Nous quitter! s’écria Clémence.

– L’abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je vous verrai souvent, vous et mon père.

– Songez donc que de tels vœux sont éternels, ma chère enfant. Vous n’avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour…

– Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne trouverai le repos et l’oubli que dans la solitude d’un cloître, si toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre affection.

– Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu’il s’agisse de la moitié du bonheur de ma vie, il se peut que j’approuve ta résolution. Je sais ce que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.

– Quoi! vous aussi, Rodolphe! s’écria Clémence.

– Permettez-moi, mon amie, d’exprimer toute ma pensée, reprit Rodolphe. Puis, s’adressant à sa fille: Mais avant de prendre cette détermination extrême, il faut examiner si un autre avenir ne serait pas plus selon tes vœux et selon les nôtres. Dans ce cas, aucun sacrifice ne me coûterait pour assurer ton avenir.

Fleur-de-Marie et Clémence firent un mouvement de surprise; Rodolphe reprit en regardant fixement sa fille:

– Que penses-tu… de ton cousin le prince Henri?

Fleur-de-Marie tressaillit et devint pourpre.

Après un moment d’hésitation elle se jeta dans les bras du prince en pleurant.

– Tu l’aimes, pauvre enfant!

– Vous ne me l’aviez jamais demandé, mon père! répondit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.

– Mon ami, nous ne nous étions pas trompés, dit Clémence.

– Ainsi, tu l’aimes…, ajouta Rodolphe en prenant les mains de sa fille dans les siennes; tu l’aimes bien, mon enfant chérie?

– Oh! si vous saviez, reprit Fleur-de-Marie, ce qu’il m’en a coûté de vous cacher ce sentiment dès que je l’ai eu découvert dans mon cœur. Hélas! à la moindre question de votre part, je vous aurais tout avoué… Mais la honte me retenait et m’aurait toujours retenue.

– Et crois-tu qu’Henri connaisse ton amour pour lui? dit Rodolphe.

– Grand Dieu! mon père, je ne le pense pas! s’écria Fleur-de-Marie avec effroi.

– Et lui… crois-tu qu’il t’aime?

– Non, mon père… non… Oh! j’espère que non… il souffrirait trop.

– Et comment cet amour est-il venu, mon ange aimé?

– Hélas! presque à mon insu… Vous vous souvenez d’un portrait de page?

– Qui se trouve dans l’appartement de l’abbesse de Sainte-Hermangilde… c’était le portrait d’Henri.

– Oui, mon père… Croyant cette peinture d’une autre époque, un jour, en votre présence, je ne cachai pas à la supérieure que j’étais frappée de la beauté de ce portrait. Vous me dîtes alors, en plaisantant, que ce tableau représentait un de nos parents d’autrefois, qui, très-jeune encore, avait montré un grand courage et d’excellentes qualités. La grâce de cette figure, jointe à ce que vous me dîtes du noble caractère de ce parent, ajouta encore à ma première impression… Depuis ce jour, souvent je m’étais plu à me rappeler ce portrait, et cela sans le moindre scrupule, croyant qu’il s’agissait d’un de nos cousins mort depuis longtemps… Peu à peu, je m’habituai à ces douces pensées… sachant qu’il ne m’était pas permis d’aimer sur cette terre…, ajouta Fleur-de-Marie avec une expression navrante, et en laissant de nouveau couler ses larmes. Je me fis de ces rêveries bizarres une sorte de mélancolique intérêt, moitié sourire et moitié larmes; je regardai ce joli page des temps passés comme un fiancé d’outre-tombe… que je retrouverais peut-être un jour dans l’éternité; il me semblait qu’un tel amour était seul digne d’un cœur qui vous appartenait tout entier, mon père… Mais pardonnez-moi ces tristes enfantillages.

– Rien de plus touchant, au contraire, pauvre enfant! dit Clémence profondément émue.

– Maintenant, reprit Rodolphe, je comprends pourquoi tu m’as reproché un jour, d’un air chagrin, de t’avoir trompée sur ce portrait.

– Hélas! oui, mon père… Jugez de ma confusion, lorsque plus tard la supérieure m’apprit que ce portrait était celui de son neveu, l’un de nos parents… Alors, mon trouble fut extrême, je tâchai d’oublier mes premières impressions, mais, plus j’y tâchais, plus elles s’enracinaient dans mon cœur, par suite même de la persévérance de mes efforts… Malheureusement encore, souvent je vous entendis, mon père, vanter le cœur, l’esprit, le caractère du prince Henri…

– Tu l’aimais déjà, mon enfant chérie, alors que tu n’avais encore vu que son portrait et entendu parler que de ses rares qualités.

– Sans l’aimer, mon père, je sentais pour lui un attrait que je me reprochais amèrement; mais je me consolais en pensant que personne au monde ne saurait ce triste secret, qui me couvrait de honte à mes propres yeux. Oser aimer… moi… moi… et puis ne pas me contenter de votre tendresse, de celle de ma seconde mère! Ne vous devais-je pas assez pour employer toutes les forces, toutes les ressources de mon cœur à vous chérir tous deux?… Oh! croyez-moi, parmi mes reproches, ces derniers furent les plus douloureux. Enfin, pour la première fois je vis mon cousin… à cette grande fête que vous donniez à l’archiduchesse Sophie; le prince Henri ressemblait d’une manière si saisissante à son portrait que je le reconnus tout d’abord… Le soir même, mon père, vous m’avez présenté à mon cousin, en autorisant entre nous l’intimité que permet la parenté.

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