William Shakespeare - Coriolan

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Voici l'ultime tragédie de Shakespeare. Brecht la considérait comme «l'une des plus grandioses oeuvres» de son auteur. Cette pièce est inspirée de la vie de Gaius Marcius Coriolanus, militaire romain rendu légendaire par Plutarque.
Caius Marcius ayant capturé la ville de Corioli appartenant aux Volsques, rentre à Rome et reçoit le nom de Coriolan en honneur de ses exploits. Le Sénat lui offre un poste de consul, mais il doit, selon les coutumes, se présenter devant le peuple et demander très humblement son soutien. Malgré son mépris du système et de son arrogance, à la surprise de tous, il se prête au jeu et obtient les faveurs du public. Mais deux tribuns romains Junius Brutus et Sicinius Velutus convainquent les gens que s'il est élu, Coriolan va diriger la ville comme un tyran. Le peuple, volage, se retourne contre Coriolan et lui retire son appui. Sur les conseils de son grand ami Menenius et de sa mère Volumnia à qui il ne peut rien refuser, Coriolan retourne encore une fois devant le peuple de Rome. Les tribuns réussissent à lui faire perdre son sang-froid. En colère, Coriolan se met à insulter le peuple et cette fois il est banni de la ville. Tombé en disgrâce, il retourne chez les Volsques, chez son ennemi Aufidius qui le reçoit à bras ouverts…

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TROISIÈME CONJURÉ. – Telle était sa roideur quand il briguait le consulat, qu’il le perdit en refusant de fléchir.

AUFIDIUS. – C’est ce dont j’allais parler. Banni pour son orgueil, il est venu dans ma maison offrir sa tête à mon glaive: je l’ai accueilli, je l’ai associé à ma fortune, j’ai donné un libre cours à tous ses désirs; j’ai fait plus: je l’ai laissé, pour accomplir ses projets, choisir dans mon armée mes meilleurs et mes plus vigoureux soldats; j’ai servi ses desseins aux dépens de ma propre personne; je l’ai aidé à recueillir une renommée qu’il s’est appropriée tout entière, et j’ai mis de l’orgueil à me nuire ainsi à moi-même, si bien qu’à la fin j’ai pu être pris pour son subordonné et non son égal, et qu’il m’a traité de l’air qu’on prend avec un mercenaire.

PREMIER CONJURÉ. – Voilà en effet son procédé: l’armée en a été étonnée, et pour dernier trait, lorsqu’il était maître de Rome, et que nous nous attendions au butin et à la gloire…

AUFIDIUS. – Oui, et c’est sur ce point que je l’attaquerai avec toute l’habileté dont je serai capable. Pour quelques larmes de femme qu’on obtient aussi facilement que des mensonges, il a vendu tout le sang versé et tous les travaux qu’avait coûtés notre grande entreprise. C’est pour cela qu’il mourra, et je me rajeunirai par sa chute. Mais écoutons.

(On entend le bruit des instruments militaires et les cris du peuple.)

PREMIER CONJURÉ. – Vous êtes entré dans notre ville natale comme un poteau, sans que personne vous ait fait accueil; mais il revient en fatiguant l’air par le bruit qu’il cause.

SECOND CONJURÉ. – Et tout ce peuple stupide, dont il a tué les enfants, s’enroue lâchement à célébrer sa gloire.

TROISIÈME CONJURÉ. – Profitez donc du moment favorable, avant qu’il s’explique et qu’il gagne le peuple par ses discours; qu’il sente votre fer; nous vous seconderons. Lorsqu’il sera couché sur la terre, alors vous raconterez son histoire suivant vos intérêts; et votre harangue ensevelira son apologie avec son corps.

AUFIDIUS. – Cessons nos discours; voici les nobles qui arrivent.

(Entrent les sénateurs volsques.)

LES SÉNATEURS, à Aufidius . – Nous vous félicitons de votre retour dans notre ville.

AUFIDIUS. – Je ne l’ai pas mérité: mais, dignes sénateurs, avez-vous lu avec attention l’écrit que je vous ai fait remettre?

TOUS. – Nous l’avons lu.

PREMIER SÉNATEUR. – Et sa lecture nous a affligés. Les fautes que nous avions à lui reprocher auparavant pouvaient, je pense, aisément s’oublier; mais de finir par où il aurait dû commencer, sacrifier tout le fruit de nos préparatifs de guerre, en faire retomber tout le fardeau sur nous-mêmes en signant un traité avec Rome, lorsque Rome se rendait à nous, c’est un crime qui n’admet aucune excuse.

AUFIDIUS. – Il approche: vous allez l’entendre.

(Coriolan paraît, marchant au milieu des instruments de guerre et des drapeaux; le peuple le suit en foule.)

CORIOLAN. – Salut, seigneurs: je reviens votre soldat, et je rapporte un cœur qui n’est pas plus entaché de l’amour de mon pays, qu’il ne l’était lorsque je suis sorti de cette ville. Je vous suis toujours dévoué, et tout prêt à suivre vos ordres. Vous devez savoir que j’ai commencé notre expédition avec succès: et que j’ai conduit vos armées par une route sanglante jusqu’aux portes de Rome. Les dépouilles que nous rapportons dans cette ville surpassent d’un tiers les dépenses de l’armement. Nous avons fait une paix aussi honorable pour Antium qu’elle est ignominieuse pour Rome. Nous vous en présentons ici le traité, et les articles, signés des consuls et des patriciens, et scellés du sceau du sénat.

AUFIDIUS. – Ne lisez pas, nobles sénateurs: mais dites au traître qu’il a abusé à l’excès des pouvoirs que vous lui aviez confiés.

CORIOLAN. – Traître! Comment donc?

AUFIDIUS. – Oui, traître! Marcius!

CORIOLAN. – Marcius !

AUFIDIUS. – Oui, Marcius, Caïus Marcius. Espères-tu que je te ferai l’honneur de te décorer du surnom de Coriolan, que tu as volé dans Corioles? Entendez ma voix, vous, sénateurs; vous, chefs de cet État: il a trahi lâchement vos intérêts, et cédé pour quelques gouttes d’eau Rome qui était à vous. Oui, Rome était à vous, il l’a lâchement cédée à sa femme et à sa mère. Il a violé ses serments, et rompu la trame de ses desseins aussi facilement que le nœud d’un fil usé; et sans qu’il ait assemblé aucun conseil de guerre, à la seule vue des larmes de sa nourrice, de vains gémissements, des clameurs de femmes lui ont fait lâcher une victoire qui était à vous, les pages ont rougi pour lui et les gens de cœur se sont regardés de surprise les uns les autres.

CORIOLAN. – Ô Mars, l’entends-tu?

AUFIDIUS. – Ne nomme point ce dieu, toi, enfant larmoyant.

CORIOLAN. – Ah! dieux!

AUFIDIUS. – Un enfant, rien de plus.

CORIOLAN. – Insigne menteur, tu fais gonfler mon sein d’une rage qu’il ne peut plus contenir. Moi, un enfant? Ô lâche esclave! – Pardonnez, illustres sénateurs; c’est la première fois que j’aie jamais été forcé de quereller en vaines paroles. Votre jugement, mes respectables seigneurs, doit démentir ce misérable roquet; lui-même sera forcé de convenir de son imposture, lui qui porte les traces de mes coups sur son corps et qui les portera jusqu’au tombeau.

PREMIER SÉNATEUR. – Silence, tous deux, et laissez-moi parler.

CORIOLAN. – Mettez-moi en pièces, Volsques, hommes et enfants! plongez tous vos poignards dans mon sein. Un enfant ! Lâche chien! – Si vous avez écrit avec vérité les annales de votre histoire, c’est à Corioles que, semblable à l’aigle qui fond dans un colombier, j’ai réduit les Volsques au silence de la peur; moi seul je l’ai fait. Un enfant!

AUFIDIUS. – Quoi, sénateurs! vous souffrirez qu’il retrace à vos yeux le souvenir d’un succès qu’il ne dut qu’à l’aveugle fortune, et qui vous couvrit de honte? Vous entendrez en paix cet orgueilleux infâme vous insulter en face, et se vanter de vos affronts?

LES CONJURÉS. – Qu’il meure pour cette insulte.

DES VOIX DU PEUPLE. – Mettons-le en pièces à l’heure même: il a tué mon fils, ma fille; il a tué mon cousin Marcus; il a tué mon père.

(Des bruits confus s’élèvent dans toute l’assemblée.)

SECOND SÉNATEUR, au peuple . – Cessez ces clameurs: point d’outrage. Silence. C’est un brave guerrier, et sa renommée couvre toute la terre. Ses dernières fautes envers nous seront soumises à un jugement impartial. Aufidius, arrête, et ne trouble point la paix.

CORIOLAN. – Oh! si je le tenais lui, avec six autres Aufidius, et même avec toute sa race, pour me faire justice avec mon épée!

AUFIDIUS. – Lâche insolent!

TOUS LES CONJURÉS. – Tuez-le, tuez-le.

(Les conjurés tirent tous l’épée, se jettent sur Coriolan, le tuent; il tombe, et Aufidius le foule aux pieds.)

LES SÉNATEURS. – Arrêtez, arrêtez, arrêtez.

AUFIDIUS. – Mes nobles maîtres, daignez m’entendre.

PREMIER SÉNATEUR. – Ô Tullus!

SECOND SÉNATEUR. – Tu as fait une action qui fera pleurer la Valeur.

TROISIÈME SÉNATEUR. – Ne foulez point ainsi son corps: contenez vos fureurs; remettez vos épées.

AUFIDIUS. – Seigneurs, quand vous saurez (dans ce moment de fureur qu’il a provoquée, il m’est impossible de vous l’apprendre), quand vous saurez l’extrême danger où vous exposait la vie de cet homme, vous vous réjouirez de le voir ainsi mis à mort. Daignez me mander à l’assemblée du sénat; je vous prouverai mon fidèle et loyal dévouement, ou je me soumets à votre jugement le plus rigoureux.

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