CORIOLAN. – Oui, la noble sœur de Publicola; l’astre le plus doux de Rome, chaste comme la neige la plus pure que l’hiver suspende au temple de Diane: chère Valérie.
VOLUMNIE. – Voici un imparfait abrégé de vous deux (montrant le jeune Marcius) , qui, développé et agrandi par les années, pourra ressembler en tout à son père.
CORIOLAN. – Que le dieu des guerriers, de l’aveu du souverain Jupiter, remplisse ton âme de noblesse! Deviens invulnérable à la honte, et parais un jour sur les champs de bataille, comme le phare brillant sur le bord des mers, qui brave tous les coups de l’orage et sauve ceux qui le voient!
VOLUMNIE. – Enfant, mettez-vous à genoux.
CORIOLAN. – Voilà mon brave enfant.
VOLUMNIE. – Eh bien! cet enfant, cette femme, ta femme et moi, nous t’adressons notre prière.
CORIOLAN. – Je vous conjure, arrêtez: ou si vous voulez me faire une demande, avant tout, souvenez-vous bien de ceci, de ne pas vous offenser si je vous refuse ce que j’ai juré de n’accorder jamais. Ne me demandez pas de renvoyer mes soldats, ou de capituler encore avec les artisans de Rome. Ne me dites pas que je suis dénaturé. Ne cherchez pas à calmer mes fureurs et ma vengeance par vos raisons de sang-froid…
VOLUMNIE. – C’est assez! N’en dis pas davantage: tu viens de nous dire que tu ne nous accorderais rien; car nous n’avons rien autre chose à te demander, que ce que tu nous refuses déjà. Mais alors nous demanderons que, si nous succombons dans notre requête, le blâme en retombe sur ta dureté. Écoute-nous.
CORIOLAN. – Aufidius, et vous, Volsques, prêtez l’oreille; car nous n’écouterons aucune demande de Rome en secret. Votre requête?
VOLUMNIE. – Quand nous resterions muettes et sans parler, ces tristes vêtements et le dépérissement de nos visages te diraient assez quelle vie nous avons menée depuis ton exil. Réfléchis en toi-même, et juge si tu ne vois pas en nous les plus malheureuses femmes de la terre. Ta vue, qui devrait nous faire verser des larmes de joie, faire tressaillir nos cœurs de plaisir, nous fait verser des larmes de désespoir, et trembler de crainte et de douleur, en montrant aux yeux d’une mère, d’une femme, d’un enfant, un fils, un époux et un père, qui déchire les entrailles de sa patrie. Et c’est à nous, infortunées, que ta haine est surtout fatale. Tu nous enlèves jusqu’au pouvoir de prier les dieux, douceur qui reste à tous les malheureux, excepté à nous. Car, comment pouvons-nous, hélas! comment pouvons-nous prier les dieux pour notre patrie, comme c’est notre devoir, et les prier pour ta victoire, comme c’est aussi notre devoir? Hélas! il nous faut perdre, ou notre chère patrie qui nous a nourries, ou toi, qui faisais notre consolation dans notre patrie. De quelque côté que nos vœux s’accomplissent, nous trouvons partout le plus grand des malheurs; car il faudra te voir ou traîné comme un esclave rebelle, chargé de fers, le long de nos rues, ou foulant en triomphe sous tes pieds les ruines de ton pays, et portant la palme de la victoire pour prix d’avoir bravement versé le sang de ta femme et de tes enfants. Pour moi, mon fils, je ne me propose pas d’attendre l’événement de la fortune, ni le dénoûment de cette guerre. Si je ne puis te déterminer à montrer une noble clémence aux deux partis, plutôt que de chercher la ruine de l’un des deux pour envahir ta patrie, il te faudra marcher (sois-en sûr, tu ne le feras pas) sur le sein de ta mère, qui t’a conçu et mis au monde.
VIRGILIE. – Oui, et sur mon sein aussi, qui t’a donné cet enfant pour faire revivre ton nom dans l’avenir.
L’ENFANT. – Il ne marchera pas sur moi, je me sauverai; et quand je serai plus grand, alors je me battrai.
CORIOLAN ému . – Pour n’être pas faible et sensible comme une femme, il ne faut voir ni un enfant ni le visage d’une femme. – Je me suis arrêté trop longtemps.
(Il se lève.)
VOLUMNIE. – Non, ne nous quitte pas ainsi. Si l’objet de notre prière était de te demander de sauver les Romains en détruisant les Volsques que tu sers, tu aurais raison de nous condamner comme des ennemies de ton honneur. Non: notre prière est que tu les réconcilies ensemble; que les Volsques puissent dire: «Nous avons montré cette clémence», les Romains: «Nous l’avons acceptée;» et que les deux partis te saluent ensemble en criant: Que les dieux bénissent Coriolan, qui nous a procuré cette paix! – Tu sais, mon illustre fils, que l’événement de la guerre est incertain: mais ce qui est certain, c’est que, si tu subjugues Rome, le fruit que tu en recueilleras sera un nom chargé de malédictions répétées; et l’histoire dira de toi: «Ce fut un brave guerrier: mais il a effacé sa gloire par sa dernière action; il a détruit son pays, et son nom ne passa aux générations suivantes que pour en être abhorré.» – Réponds-moi, mon fils; tu as toujours aspiré aux plus sublimes efforts de l’honneur; tu étais jaloux d’imiter les dieux, qui tonnent souvent sur les mortels, mais qui ne déchirent que l’air du bruit de leur tonnerre, et ne font éclater leur foudre que sur un chêne insensible. – Pourquoi ne me réponds-tu pas? Penses-tu qu’il soit honorable pour un mortel généreux de se souvenir toujours de l’injure qu’il a reçue? – Ma fille, parle-lui. – Il ne s’embarrasse pas de tes pleurs. – Parle donc, toi, mon enfant; peut-être que ta faiblesse le touchera plus que nos raisons. – Il n’est point dans le monde entier de fils plus redevable à sa mère; et, cependant, il me laisse ici parler en vain comme si je déclamais sur des tréteaux. Va, tu n’as jamais montré dans ta vie aucun égard pour ta tendre mère; tandis que, comme une pauvre poule, qui ne désire pas d’avoir plus d’un poussin, elle t’a élevé pour la guerre et t’a comblé d’honneurs pendant la paix. – Dis que ma requête est injuste, et chasse-moi avec mépris de ta présence; mais si elle ne l’est pas, tu manques à ton devoir, et les dieux te puniront de me refuser la déférence qui est due à une mère. – Il se détourne de nous. À genoux, femmes; faisons-lui honte de cette humiliation. – Sans doute il doit bien plus d’orgueil à son surnom, de Coriolan, que de pitié à nos prières. Fléchissons encore une fois le genou devant lui; ce sera notre dernière supplication, et puis nous allons retourner dans Rome, et mourir parmi nos concitoyens, – Ah! du moins, daigne nous accorder un regard. Ce jeune enfant, qui ne peut exprimer ce qu’il voudrait dire, mais qui tombe à genoux et tend ses mains vers toi pour nous imiter, appuie notre demande de raisons plus fortes que tu n’en as de la refuser. – Allons, partons. Oui, cet homme a une Volsque pour mère: sa femme habite à Corioles; et si ce jeune enfant lui ressemble, c’est un effet du hasard. – Laisse-nous partir. – Je ne dis plus rien, jusqu’à ce que je voie notre patrie en feu, et alors je retrouverai la parole.
CORIOLAN. – Ô ma mère! ma mère! (Il la prend par la main sans parler.) Ah! qu’avez-vous fait? Voyez, le ciel s’entr’ouvre, et les dieux abaissent leurs regards sur cette plaine, et ils sourient de pitié en voyant cette scène contre nature… Ô ma mère, ma mère! Oh! vous remportez une heureuse victoire pour Rome! mais quant à votre fils, ah! croyez-le, croyez-le, cette victoire, que vous remportez sur lui, lui est bien funeste, si elle ne lui devient pas mortelle. Mais n’importe! j’accepte ma destinée. – Aufidius, quoique je ne puisse plus poursuivre la guerre que j’avais promise, je ferai une paix convenable. – Mais quoi! généreux Aufidius; si tu étais à ma place, parle, aurais-tu moins écouté une mère? Aurais-tu pu lui moins accorder? Réponds, Aufidius.
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