TOUS TROIS. – Entrons vite, vite, entrons.
(Ils sortent»)
Rome. – Une place publique.
SICINIUS ET BRUTUS.
SICINIUS. – Nous n’entendons plus parler de lui, et nous n’avons pas à le craindre. Toutes ses ressources sont anéanties par la paix actuelle et par la tranquillité du peuple, qui auparavant était dans un horrible désordre. Ses amis rougissent à présent que le monde va à merveille sans lui. Ils aimeraient mieux, dussent-ils en souffrir eux-mêmes, voir le peuple ameuté en troupes séditieuses infester les rues de Rome, que nos artisans chanter dans leurs ateliers, et aller en paix à leurs travaux.
(Ménénius paraît.)
BRUTUS. – Nous avons bien fait de tenir bon. – N’est-ce pas là Ménénius.
SICINIUS. – C’est lui, c’est lui. Oh! oh! il s’est bien adouci depuis quelque temps! – Salut, Ménénius.
MÉNÉNIUS. – Salut, vous deux.
SICINIUS. – Votre Coriolan n’est pas fort regretté, si ce n’est par ses amis. Vous le voyez, la république subsiste encore, et continuera de subsister, en dépit de tout son ressentiment.
MÉNÉNIUS. – Tout est bien, et aurait pu être encore mieux, s’il avait pu temporiser.
SICINIUS. – Où est-il allé? en savez-vous quelque chose?
MÉNÉNIUS. – Non, je n’en ai rien appris: sa mère et sa femme n’ont eu de lui aucunes nouvelles.
(Arrivent trois ou quatre citoyens.)
LES CITOYENS. – Que les dieux vous conservent!
SICINIUS. – Salut, voisins.
BRUTUS. – Salut, vous tous, salut!
PREMIER CITOYEN. – Nous, nos femmes et nos enfants, nous devons à genoux adresser pour vous nos vœux au ciel.
SICINIUS. – Vivez et prospérez.
BRUTUS. – Adieu, nos bons voisins. Nous aurions souhaité que Coriolan vous aimât comme nous vous aimons.
LES CITOYENS. – Que les dieux veillent sur vous!
LES DEUX TRIBUNS. – Adieu, adieu.
(Les citoyens sortent.)
SICINIUS. – Ce temps est plus heureux, plus agréable pour nous, que lorsque ces gens couraient dans les rues en poussant des cris confus.
BRUTUS. – Caïus Marcius était un bon officier à la guerre; mais insolent, bouffi d’orgueil, ambitieux au delà de toute idée, n’aimant que lui.
SICINIUS. – Et aspirant à régner seul, sans partage ni conseil.
MÉNÉNIUS. – Je ne suis pas de votre avis.
SICINIUS. – Nous en aurions fait tous la triste expérience, à notre grand malheur, s’il fût arrivé au consulat.
BRUTUS. – Les dieux ont heureusement prévenu ce danger, et Rome est en paix et en sûreté sans lui.
(Entre un édile.)
L’ÉDILE. – Honorables tribuns, un esclave que nous venons de faire conduire en prison rapporte que les Volsques, en deux corps séparés, sont entrés sur le territoire de Rome; qu’ils exercent toutes les fureurs de la guerre, et détruisent tout sur leur passage.
MÉNÉNIUS. – C’est Aufidius qui, ayant appris le bannissement de notre Marcius, ose encore montrer ses cornes. Lorsque Marcius défendait Rome, il se tenait dans sa coquille, et osait à peine jeter un coup d’œil à la dérobée.
SICINIUS. – Que dites-vous de Marcius?
BRUTUS, à l’édile. – Allez, et faites fustiger ce porteur de nouvelles; il n’est pas possible que les Volsques aient l’audace de rompre la paix.
MÉNÉNIUS. – Ce n’est pas possible? Nous avons de quoi nous souvenir que cela est très-possible; et j’en ai vu, moi, dans l’espace de ma vie, trois exemples consécutifs. Mais, du moins, interrogez à fond cet esclave avant de le punir; sachez de lui d’où il tient cette nouvelle, et ne vous exposez pas à fouetter et à battre le messager qui vient vous avertir du danger qui nous menace.
SICINIUS. – Ne m’en parlez pas: moi, je suis convaincu que cela est impossible.
BRUTUS. – Non, cela ne se peut pas.
(Arrive un messager.)
LE MESSAGER. – Les nobles, d’un air très-sérieux, vont tous au sénat: il est arrivé quelque nouvelle qui leur a fait changer de visage.
SICINIUS. – Ce sera cet esclave! (À l’édile.) Allez, vous dis-je, et faites-le battre de verges devant le peuple assemblé. Une nouvelle de son invention! – C’est son rapport qui cause tout ceci.
LE MESSAGER. – Oui, digne tribun, c’est le rapport de l’esclave, mais appuyé par d’autres avis plus terribles encore que le sien.
SICINIUS. – Et quels autres avis plus terribles?
LE MESSAGER. – On dit beaucoup et tout haut (à quel point le fait est probable, je n’en sais rien) que Marcius, ligué avec Aufidius, conduit une armée contre Rome, et qu’il a fait serment d’exercer une vengeance qui enveloppera tout, depuis l’enfant au berceau jusqu’au vieillard infirme.
SICINIUS. – Voilà qui est très-probable!
Brutus. – C’est une fausse rumeur, inventée pour faire désirer aux esprits craintifs de retour à Rome du bon Marcius.
SICINIUS. – C’est bien là le tour.
MÉNÉNIUS. – Il est vrai que ce second avis n’est guère vraisemblable: Aufidius et lui ne peuvent pas plus s’accorder ensemble que les deux contraires les plus ennemis.
(Un second messager entre.)
SECOND MESSAGER. – Vous êtes mandés par le sénat. Une armée redoutable, conduite par Caïus Marcius ligué avec Aufidius, ravage notre territoire; ils ont déjà tout renversé sur leur passage: ils brûlent ou emmènent tout ce qu’ils rencontrent devant eux.
(Cominius entre.)
COMINIUS. – Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre!
MÉNÉNIUS. – Quelles nouvelles? quelles nouvelles?
COMINIUS. – Vous vous y êtes bien pris pour faire ravir vos filles, voir vos femmes déshonorées sous votre nez, et pour faire fondre sur vos têtes le plomb des toits de la ville.
MÉNÉNIUS. – Comment! quelles nouvelles avez-vous?
COMINIUS. – Et voir vos temples brûlés jusqu’à leurs fondements; et vos franchises, auxquelles vous étiez si attachés, reléguées dans un pauvre trou.
MÉNÉNIUS. – De grâce, expliquez-nous… (Aux tribuns.) Oui vous avez fait là de belle besogne, j’en ai peur. (À Cominius.) Parlez, je vous prie; quelles nouvelles? Si Marcius s’était joint aux Volsques!…
COMINIUS. – Si? dites-vous! – Il est le dieu des Volsques: il s’avance à leur tête, comme un être créé par quelque autre divinité que la nature, et qui s’entend mieux qu’elle à former l’homme. Les Volsques le suivent, marchant contre nous, pauvres marmots, avec l’assurance des enfants qui poursuivent, en se jouant, les papillons de l’été, ou des bouchers qui tuent les mouches.
MÉNÉNIUS. – Oh! vous avez fait là de la belle besogne, vous et vos gens à tablier: vous qui faisiez tant de cas de la voix des artisans et du souffle de vos mangeurs d’ail.
COMINIUS. – Il renversera votre Rome sur vos têtes.
MÉNÉNIUS. – Oui, aussi aisément que le bras d’Hercule secouait de l’arbre un fruit mûr. Vous avez fait là une magnifique besogne.
BRUTUS. – Mais votre nouvelle est-elle bien vraie?
COMINIUS. – Oui, oui; et vous pâlirez avant de la trouver fausse. Toutes les régions d’alentour se révoltent avec joie. Ceux qui résistent sont raillés de leur stupide valeur, et périssent en véritables insensés. Et qui peut le blâmer? Vos ennemis et les siens trouvent en lui quelque chose de grand et d’extraordinaire.
MÉNÉNIUS. – Nous sommes tous perdus, si ce grand homme n’a pitié de nous.
COMINIUS. – Et qui ira l’implorer? pas les tribuns: ce serait une honte. Le peuple mérite sa clémence, comme le loup mérite la pitié des bergers. Et ses meilleurs amis, s’ils disaient: «Sois miséricordieux pour Rome,» se conduiraient envers lui comme ceux qui ont mérité sa haine, et se montreraient ses ennemis.
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