Churchill est le plus soucieux d'établir de nouveaux rapports avec les Allemands.
Dès le 4 juin 1945, il écrit à Montgomery :
« La perspective de l'hiver en Allemagne m'inquiète. [...] Je vous tiens pour responsable de l'approvisionnement des Allemands en vivres. [...] Ce ne serait pas considéré comme une bonne conclusion de la guerre si vous aviez un Buchenwald en Allemagne cet hiver, avec des millions de morts plutôt que des milliers. »
Lorsque Churchill se rend à Potsdam en compagnie de Truman, il est déjà résolu à résister à Staline. Et d'autant plus que Truman n'a pas les naïvetés de Roosevelt auquel il a succédé.
En traversant Berlin, le 16 juillet 1945, Churchill est sensible à l'accueil des Allemands.
« La ville n'était plus qu'un amas de décombres, dit-il. Bien entendu, notre visite n'avait pas été annoncée, et il n'y avait dans les rues que des passants ordinaires. Mais sur la place devant la Chancellerie, je trouvai un rassemblement considérable. Lorsque je descendis de voiture et traversai cette foule de gens, tous se mirent à m'acclamer, à l'exception d'un vieil homme qui hochait la tête d'un air désapprobateur. Ma haine s'était éteinte avec leur reddition, et je fus profondément ému par leurs manifestations de sympathie, ainsi que par leurs visages hâves et leurs vêtements élimés. »
La guerre est bien finie, même si à Potsdam on fixe au 8 août l'entrée en guerre de la Russie contre le Japon, ainsi qu'il en avait été décidé à la conférence de Yalta.
Mais la guerre européenne - le cœur de la guerre mondiale - est close.
Les Berlinois acclament Churchill, l'homme qui a voulu ou autorisé la destruction de Berlin et de toutes les villes allemandes. Et est responsable du malheur de ces Berlinois qui l'entourent avec ferveur !
La guerre européenne est close.
Et ses principaux acteurs sont morts ou vont mourir condamnés à la pendaison par le tribunal de Nuremberg.
Et des milliers d'Allemands plus ou moins complices du nazisme se sont suicidés.
Mort, Roosevelt dès le 12 avril 1945.
Mort, Mussolini, mort, Hitler, mort, Bormann, mort, Himmler, et promis à la mort, Goering, Ribbentrop, Rosenberg, les généraux Jodl, Keitel et de nombreux autres officiers, dignitaires nazis, bourreaux, commandants des camps de concentration et d'extermination.
En France, le procès du maréchal Pétain se déroule du 23 juillet au 15 août 1945. Pétain est condamné à mort et aussitôt gracié par le général de Gaulle, mais voué à la détention à perpétuité.
Pierre Laval, livré par les Espagnols le 31 juillet 1945, est promis à la mort.
De Gaulle n'a que du mépris pour Laval :
« Le prestige du Maréchal, écrit-il, a été utilisé par ce maquignon de la politique qu'était Pierre Laval. »
De Gaulle regrette que Pétain n'ait pas choisi de demeurer en Suisse.
« Comment Pétain n'a-t-il pas senti que ce procès était inévitable, dit-il, qu'il valait mieux qu'un maréchal de France n'y soit pas physiquement au banc des accusés ? Une condamnation par contumace n'aurait pas eu la même portée. »
De Gaulle sent bien que les temps changent.
Il a suffi de quelques semaines pour que la guerre européenne soit refoulée loin dans les mémoires alors que les déportés survivants des camps continuent d'arriver. De Gaulle accueillant les femmes du camp de Ravensbrück ne peut retenir ses larmes devant ces visages émaciés, ces corps décharnés.
Et il sait par les confidences de sa nièce, Geneviève de Gaulle, déportée, ce qu'a été la vie de ces femmes héroïques.
Comment oublier ce qu'a été cette guerre contre un système qui incarnait le mal ?
De Gaulle continue donc ses visites dans les différentes régions de France. L'accueil est partout chaleureux.
« Ah, si l'on pouvait croire aux lendemains féconds de ces enthousiasmes ! » s'exclame-t-il.
Mais à Paris, le climat est lourd dans cet été 1945.
La ville est comme assoupie.
De Gaulle lit les rapports des commissaires de la République. Ce n'est pas l'enthousiasme qu'ils évoquent, mais, surtout dans les départements ouvriers, la lassitude des plus pauvres qui se transforme déjà, ici et là, en colère.
Et naturellement, les partis politiques, les communistes d'abord attisent ces premiers foyers de protestation.
Les communistes sont à la tête des anciens prisonniers de guerre qui, depuis trois semaines, manifestent.
Et des responsables de la Fédération nationale des prisonniers, par opportunisme, approuvent les défilés, haranguent les anciens prisonniers, oublient qu'ils devraient défendre la politique gouvernementale.
De Gaulle convoque l'un de ces hommes.
Il reconnaît ce François Mitterrand qu'il a reçu à Alger, bien qu'il fût un ancien pétainiste devenu naturellement « giraudiste ». Henri Frenay, ministre des Prisonniers, a fait de lui le secrétaire général du ministère.
Mitterrand, malgré sa superbe, est pâle. Il se soumet, accepte, sous la menace d'être emprisonné, d'écrire une lettre condamnant les manifestations. De Gaulle le suit des yeux lorsqu'il s'éloigne.
Il fait entrer peu après l'ambassadeur Léon Noël, un ancien de la France Libre. Il dit au diplomate :
« Noël, cet homme que vous venez de voir sortir est méprisable : c'est lui qui a organisé les manifestations de prisonniers, bafouant ainsi l'autorité de l'État et trahissant celui qui fut son ministre, Henri Frenay. J'ai exigé que lui et ses comparses, soit donnent leur démission, soit s'engagent par écrit devant moi à mettre fin aux manifestations manipulées par les communistes. Il a cédé, en signant une note invitant les anciens prisonniers à arrêter leur mouvement. »
Mais les communistes s'obstinent.
Ils préparent les élections qui ont été fixées au 21 octobre. Ils contestent la décision qu'a prise de Gaulle, malgré l'hostilité de l'Assemblée consultative, de procéder en même temps que l'élection des députés à un référendum comportant deux questions :
« L'Assemblée élue sera-t-elle constituante - oui ou non (si le oui l'emporte, cela signifie la fin de la III eRépublique), - et aura-t-elle des pouvoirs limités par le gouvernement dont le chef est élu par l'Assemblée - oui ou non ? »
Il l'a répété :
« Je souhaite pour ma part que la majorité des Français réponde oui aux deux questions. » Et ça a été une levée de boucliers des partis de « gauche » contre la procédure du référendum.
Alors, c'est la guerre contre lui, déjà.
De Gaulle allume une cigarette. Il plisse les yeux. Il poursuit la lecture des rapports. Il a un sentiment de dégoût et de mépris.
« Certains partis veulent, et ne s'en cachent plus, discréditer le président du Gouvernement Provisoire en lui imputant le marasme économique dans lequel le pays se débat... Ils n'hésitent pas à l'accuser d'avoir refusé d'appliquer le programme du Conseil de la Résistance. »
Il s'arrête. Les comités d'entreprise, la nationalisation du transport aérien, des houillères, du crédit, les allocations familiales, la Sécurité sociale, les hausses de salaire, qu'est-ce donc que tout cela à leurs yeux ?
Ils l'accusent d'être « un homme des trusts et de la réaction » et de « chercher par le référendum à se faire plébisciter ».
Il faut, disent-ils, qu'il soit « balayé aux prochaines élections ».
Il lit, relit. L'amertume remplit sa bouche.
« Certains, poursuit le rapport du commissaire du département du Nord, reprennent même les arguments du Parti communiste contre le général de Gaulle avant le revirement de la Russie : "Thorez nous l'avait bien dit en 1941 : de Gaulle est l'agent du capitalisme international." »
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