- Joseph, murmure-t-il, si notre père nous voyait.
Il faut entendre la messe, sentir à nouveau ce froid. Puis, la messe dite, le pape se retire et le grand aumônier va chercher à l'autel le livre des Évangiles et le tient ouvert devant Napoléon.
Les présidents des Assemblées déploient devant lui le texte du serment. Il va lire ces phrases qu'il a lui-même rédigées. Elles vont retentir sous les voûtes de la cathédrale, comme l'expression de la Révolution.
C'est ce qu'il a voulu. C'est ce qu'il est.
- Je jure, commence-t-il d'une voix forte, de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes, de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux.
Il reprend son souffle.
Il dit cela, la couronne sur sa tête, devant l'autel, et la main sur les Évangiles ouverts. C'est la Révolution qui est ainsi sacrée, ce sont les acheteurs de biens féodaux et de biens d'Église qui se trouvent ainsi protégés.
C'est moi qui ai obtenu cela .
- Je jure de ne lever aucun impôt, reprend-il, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la Loi : de maintenir l'institution de la Légion d'honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du Peuple français.
Cependant qu'un héraut d'armes proclame : « Le très glorieux et très auguste Empereur Napoléon, Empereur des Français, sacré et intronisé », les acclamations s'élèvent, emplissent Notre-Dame.
On ne pourra jamais défaire la France que j'ai sanctifiée ici .
Il s'avance sur le parvis. Le ciel est gris. Les flocons commencent à tomber et la nuit s'annonce déjà, dans cette journée si courte du 2 décembre 1804.
Il est à peine trois heures.
Les rues sont illuminées. La foule est chaleureuse.
Napoléon sourit et prend la main de Joséphine.
Il décide de dîner en tête à tête avec elle.
Il veut qu'elle garde sa couronne. Il s'amuse. Il rit. Il s'avance vers les dames du Palais.
- C'est à moi, mesdames, que vous devez d'être aussi charmantes, leur lance-t-il.
Son regard glisse sur les visages de ces jeunes femmes.
Ce soir, il est avec Joséphine.
Il lui doit cela. Il n'oublie pas ce qu'elle a fait pour lui, même si les blessures qu'elle lui a infligées sont aussi présentes dans sa mémoire.
Demain...
Qui sait ce que sera demain ?
Il pense seulement qu'il lui faut une descendance.
Le 3 et le 4 décembre, il entend les salves d'artillerie, il voit les ballons s'élever au-dessus de la place de la Concorde. Le soir, les feux d'artifice illuminent le ciel bas et noir. C'est la fête populaire, et lui travaille. L'Espagne va déclarer la guerre à l'Angleterre, à laquelle s'allie la Suède.
Il faut au cœur des fêtes penser à la guerre générale qui se prépare, il le sent. Il nomme l'amiral Villeneuve commandant des forces navales de Toulon. Sera-t-il capable d'égaler Latouche-Tréville, si bêtement mort ?
Quand, le 5 décembre, sous une pluie battante, il se rend au Champ-de-Mars pour la distribution des Aigles, il sait que les troupes qui défilent devant lui dans la boue, la neige, la pluie et le froid marcheront bientôt sous la mitraille. Où ? en Angleterre ou sur le sol de l'Europe continentale ? L'avenir le dira. Mais quel que soit le lieu de la bataille, ces hommes devront sous peu affronter le danger.
Il entre dans cette École militaire où jadis il fut élève. C'était le temps de Phélyppeaux, son adversaire, le défenseur de Saint-Jean-d'Acre. Un homme valeureux mais qui avait choisi l'autre camp.
Il faut que ces officiers auxquels il remet les drapeaux désormais couronnés d'aigles aux ailes déployées soient non seulement héroïques, mais fidèles.
Attachés à sa personne.
Aux Tuileries, il les reçoit dans son cabinet de travail. Le chambellan, Thiard, introduit dans la pièce, à tour de rôle après les avoir appelés d'une voix de stentor, les généraux, les amiraux, les colonels qui doivent prêter à l'Empereur un serment personnel.
Il a voulu cela, ce lien direct.
Il regarde longuement chacun de ces hommes dont il connaît les actes de bravoure, les qualités et les faiblesses. Il dit à chacun d'eux quelques mots après la lecture du serment.
Gouverner, c'est donner le sentiment que l'Empereur parle et agit pour chaque personne en particulier et attend d'elle un acte singulier.
Il dit au général Lauriston :
- Souvenez-vous toujours de ces trois choses : réunion de forces, activité et ferme résolution de périr avec gloire.
Il quitte sa table.
- Ce sont ces trois grands principes de l'art militaire, qui m'ont toujours rendu la Fortune favorable dans toutes mes opérations, reprend-il.
Il regarde au-dehors et ajoute d'un ton brusque :
- La mort n'est rien. Mais vivre vaincu et sans gloire, c'est mourir tous les jours.
Il neige et il fait froid à fendre les pierres, durant ce mois de décembre. Mais Napoléon, si frileux d'habitude, n'est qu'à peine sensible à ce vent glacial, à ces bourrasques de neige.
Ces revues des gardes nationales venues de tout l'Empire, ces corps d'armée qui défilent, ces représentants de toutes les institutions qui lui font allégeance lui permettent d'oublier la rudesse de l'hiver.
Le dimanche 16 décembre, il s'avance sur le balcon de l'Hôtel de Ville pour la fête que lui offre la municipalité de Paris.
C'est lui qui va déclencher le feu d'artifice gigantesque. Les fusées dessinent dans le ciel, le Saint-Bernard qui, comme un volcan, vomit des flammes, cependant qu'apparaît la silhouette de Bonaparte franchissant le col.
C'est moi qui ai fait cela .
Il se souvient. Tant de défis relevés, et peut-être sont-ils bien peu, comparés à ceux qui l'attendent.
Lorsqu'ils se présenteront, il sera plus fort. Parce qu'il est l'Empereur de cette nation rassemblée autour de lui.
Quelques jours plus tard, il entre dans la salle de l'Opéra. Là sont réunis tous les maréchaux qui ont de leurs deniers organisé cette fête en son honneur.
Il ne craint plus la rébellion de quelques-uns d'entre eux.
Ils sont maréchaux. Ils acceptent donc qu'il soit l'Empereur.
Son « système », comme il l'a dit à Roederer, a fonctionné.
Mais que feraient ces hommes s'il était un jour vaincu, à terre ?
Est-ce l'heure d'y songer ?
Il ouvre le bal avec Joséphine au milieu des acclamations, dans la lumière dorée de cent lustres.
Pourquoi ne triompherait-il pas demain comme il a été victorieux hier ?
Il danse dans le regard admiratif des couples qui se pressent autour de la piste de bal.
Il se sent si jeune encore. Il est dans sa trente-cinquième année.
Huitième partie
Les têtes couronnées n'y entendent rien :
je ne crains pas la vieille Europe
Janvier 1805 - Août 1805
32.
Napoléon jette un coup d'œil à Marie-Antoinette Duchâtel qui marche, appuyée à son bras, dans les allées du parc de la Malmaison. Voilà plus d'une heure qu'ils se promènent ainsi côte à côte, dans ce début d'après-midi d'une journée de janvier 1805 glaciale mais ensoleillée. Mme Duchâtel a les joues rosies par le froid. Elle est parfois prise de frissons, mais il ne lui propose pas de rentrer. Dans le salon se pressent les invités de Joséphine. Ils doivent, tout en caquetant, regarder le parc, baisser les yeux et la voix, faire comme s'ils ne voyaient pas Napoléon en compagnie de cette jeune femme qu'ils connaissent bien et dont ils savent quelles sont les relations avec l'Empereur.
Je fais ce que je veux .
Joséphine doit soupirer, maugréer. N'a-t-elle pas eu tout ce qu'elle désirait ? Son mariage religieux, le sacre, la gloire. Alors il faut bien qu'elle accepte Mme Duchâtel.
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