Le piège s'est renfermé sur Napoléon.
La colère le submerge. Voilà ce qu'est cette femme qu'il a refusé de quitter, qu'il a défendue contre ses frères et ses sœurs. Il serre les poings. Il s'est toujours gardé de faire bénir leur mariage. Il a laissé ainsi la porte ouverte à la dissolution de ces liens. Un mariage civil se rompt par un jeu d'écritures.
Il hurle, bouscule Constant et Roustam lorsque ceux-ci l'aident à se déshabiller.
Il injurie Joséphine.
Puis, tout à coup, il se calme.
Que peut-il, sinon céder ?
Le 28 novembre, il est assis aux côtés du pape dans le carrosse qui, à dix-huit heures vingt-cinq, franchit la barrière des Gobelins. La foule est immense, recueillie. Certains s'agenouillent quand passe le souverain pontife. Napoléon observe ces manifestations de piété de la foule. Ainsi sont les hommes, prêts à se soumettre.
On traverse l'esplanade des Invalides, le pont de la Concorde, puis on longe le quai des Tuileries. Partout la foule se presse.
Il regarde souvent à la dérobée le pape qui répond par des bénédictions aux acclamations. Cet homme est une force. Et il le sait.
Quand la voiture s'arrête dans la cour des Tuileries, sous le péristyle de l'escalier du pavillon de Flore, Napoléon est résolu à s'incliner. Il fera bénir son mariage avec Joséphine par le cardinal Fesch. C'est la nécessité du moment. Et il faut s'y soumettre.
Le 30 novembre 1804, alors que le pape reçoit les représentants des grands corps de l'État, Napoléon se rend chez Joséphine. Elle est au milieu de ses dames du Palais.
Les vêtements de cérémonie, son grand manteau de cour de satin blanc brodé d'or et d'argent mélangé sont étendus sur des fauteuils et des canapés.
Napoléon dit d'un ton égal que le cardinal Fesch procédera à leur mariage religieux dans l'après-midi du 1 er décembre, à quatre heures dans les appartements particuliers des Tuileries.
Elle fait un pas pour s'approcher de lui, l'embrasser.
Il se dérobe.
Il ne sera pas prisonnier de ce piège qu'elle lui a tendu.
Ce mariage sera sans témoins, et donc plus facile à dissoudre.
La porte de l'avenir reste ainsi entrebâillée.
Il n'est pas un homme qu'on enferme.
31.
Enfin, cela commence !
Napoléon est assis dans la salle du trône des Tuileries. Il est onze heures ce 1 er décembre 1804. Les portes s'ouvrent, les sénateurs s'avancent, puis s'immobilisent à quelques mètres du trône.
C'est la première cérémonie. Celle par laquelle il est un empereur différent des autres, puisque le Sénat vient lui présenter les résultats du plébiscite et que François de Neufchâteau, le président du Sénat, déclare « revendiquer pour les républicains dont le patriotisme a été le plus fervent et le plus ombrageux, le droit d'être les plus fermes appuis du trône ».
Le discours est long. « Sire, vous faites entrer au port le vaisseau de la République, conclut François de Neufchâteau, oui, Sire, de la République. »
Napoléon se lève.
Demain, ce sera le sacre. Chaque moment de la cérémonie a été négocié avec le pape. Napoléon s'agenouillera et recevra l'onction pontificale. Mais c'est lui-même qui se couronnera et couronnera Joséphine. Le souverain pontife a accepté.
Ainsi sont réunis tous les signes du pouvoir, le sacrement religieux et le couronnement par moi-même. Comme aujourd'hui, 1 er décembre, c'est le vote du peuple qui me consacre .
- Je monte au trône, où m'a appelé le vœu unanime du Sénat, du peuple et de l'armée, dit-il, le cœur plein des grandes destinées de ce peuple que, du milieu des camps, j'ai le premier salué du nom de Grand, commence Napoléon.
Jamais Napoléon n'a été aussi sûr de lui-même. Il a enfin atteint ce but vers lequel il avançait.
- Depuis mon adolescence, continue-t-il, mes pensées tout entières lui sont dévolues et, je dois le dire, ici mes pensées et mes peines ne se composent plus aujourd'hui que du bonheur et du malheur de mon peuple.
Tous ces visages tournés vers lui forment comme une grande vague aux traits indistincts.
- Mes descendants conserveront longtemps ce trône, ajoute-t-il. Dans les camps, ils seront les premiers soldats de l'armée sacrifiant leur vie pour la défense du pays...
Il dit encore quelques phrases.
« Mes descendants » : ce sont ces mots-là qui restent dans sa gorge. Pourra-t-il léguer ce qu'il a conquis et construit ?
Il ne pense qu'à cela lorsque, dans l'après-midi du 1 er décembre, dans les appartements particuliers, il écoute le cardinal Fesch célébrer le mariage religieux avec Joséphine.
Lorsque la cérémonie est terminée, il entend Joséphine qui chuchote à Fesch qu'elle désire un certificat attestant qu'elle a reçu ce sacrement.
Elle a donc peur. Elle a compris pourquoi aucun témoin n'a assisté à la cérémonie.
Il ressent pour elle, devant cet aveu de faiblesse, un mouvement de tendresse.
Vivons ces jours ensemble. La Fortune décidera des événements futurs .
La nuit du 1 erau 2 décembre, il ne peut dormir. De six heures du soir à minuit se succèdent les salves d'artillerie tirées d'heure en heure. Il entend, entre les explosions, les musiques militaires qui parcourent les rues de Paris. Et, lorsqu'il approche de la fenêtre, il aperçoit les ouvriers qui, à la lumière des torches, sablent la cour du palais et la terrasse qui longe le château des Tuileries.
Il neige et il fait un froid glacial.
Le matin du 2 décembre, il se laisse vêtir par Roustam et Constant. Son costume de velours pourpre et blanc brodé d'or étincelle de pierreries. Puis il se rend dans l'appartement de Joséphine.
Elle est belle, jeune. Il sait que c'est le résultat des artifices, poudre et rouge, dont elle est experte, mais dans sa robe et son manteau de satin blanc, elle paraît à peine vingt-cinq ans.
Ils se dirigent vers le carrosse auquel sont attelés huit chevaux empanachés. Les pages attendent pour bondir derrière le siège du cocher et à l'arrière de la voiture. Louis et Joseph vont prendre place sur la banquette face à Napoléon et à Joséphine, et le cortège qui comprend vingt-cinq voitures s'ébranle.
Le froid intense paraît paralyser la foule qui se presse derrière trois rangées de soldats.
Napoléon tente de saisir les visages de ces badauds, presque toujours silencieux. Mais les colonels généraux de la Garde caracolent devant les portières, et il n'aperçoit, quand les chevaux s'élancent, que les soldats.
Lorsqu'il entre dans la cathédrale, il est d'abord saisi par le froid, qui tombe sur sa nuque, paralyse. Il voit de part et d'autre de l'allée centrale et du trône les invités disposés en rangées sur les tribunes.
Il pense aux petites figurines qu'Isabey avait placées sur le plan.
Cette France en ordre, hiérarchisée, je l'ai construite en moins de quatre années. Elle est là, des préfets aux membres de l'Institut, des conseillers d'État aux députations des armées. C'est une pyramide dont je suis le sommet .
Il s'avance, tenant le sceptre et la main de justice. Son manteau est porté par les deux princes, Joseph et Louis, et celui de Joséphine par Élisa et Caroline. En gravissant les marches, il se sent tiré en arrière par le poids, il chancelle, se redresse. Et il voit Joséphine elle aussi hésitante et déséquilibrée, se reprenant enfin.
Le pape s'approche, l'embrasse :
- Vivat Imperator in aeternum , dit-il.
Napoléon s'est à peine agenouillé, puis, comme prévu, il se couronne, et couronne Joséphine cependant que le pape contemple la scène.
C'est moi, moi seul, l'acteur du couronnement .
Napoléon se penche vers son frère aîné.
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