C'est lui, Napoléon, qui a vaincu.
Mais c'est sa famille, et ce lien du sang, il ne peut ni ne veut le renier.
Il se tourne, regardant Hortense de Beauharnais qui bavarde avec Duroc, un aide de camp. À la manière dont elle lui parle, on devine qu'elle est attirée par cet officier. Plusieurs fois déjà elle a laissé entendre qu'elle voulait se marier. Mais Joséphine a d'autres projets. Elle pense, alors qu'ils se détestent, à un mariage avec Lucien Bonaparte, qui, depuis qu'il est ambassadeur en Espagne, accroît sa fortune qu'il avait commencé à accumuler lorsqu'il était ministre de l'Intérieur. Joséphine se souvient qu'elle a même envisagé d'unir Hortense et Louis. Ainsi, imagine-t-elle, les deux familles seraient définitivement nouées. Et l'héritier de Napoléon, puisque, ici et là, c'est la grande question qu'on pose, serait le fils d'Hortense !
Napoléon s'éloigne. Il se sent à la fois concerné par tout cela, et en même temps il est si loin de ces petites manœuvres, si persuadé que sa destinée tracera l'avenir d'une manière imprévisible. Alors, pourquoi se laisser engluer dans ces projets de femme ? Pourquoi s'attarder à ces calomnies qu'on lui rapporte avec complaisance et qui suggèrent qu'il serait aussi l'amant d'Hortense ? Lui !
Il veut rejoindre le colonel Sébastiani, l'un de ceux qui, avec ses soldats d'Italie, le 19 brumaire, a dispersé les députés des Cinq-Cents. Voici Roederer qui parle système de finances. Napoléon se laisse prendre à la discussion.
« Je ne me fâche point qu'on me contredise, dit-il. Je cherche qu'on m'éclaire. Parlez hardiment, dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »
Mais une nouvelle fois, comme dans les discussions avec les juristes à propos du Code civil, il a la certitude de saisir plus vite que les autres la question traitée. Peut-être ces savants oublient-ils l'expérience, le simple bon sens, ou n'ont-ils pas lu, comme lui, jadis, le code justinien, qui lui revient par pans entiers.
Tout à coup, il lance : « Il est plus facile de faire des lois que de les exécuter... C'est comme si vous me donniez cent mille hommes et que vous me disiez d'en faire de bons soldats. »
Il fait quelques pas, se retourne. Il faut savoir choquer, surprendre.
« Eh bien, reprend-il, je vous répondrai : "Donnez-moi le temps d'en faire tuer la moitié, et le reste sera bon." »
Il aime voir ses interlocuteurs décontenancés, réduits au silence.
De plus en plus souvent, mais peut-être a-t-il toujours pensé cela, il a le sentiment qu'il est le seul à voir juste et loin. Que c'est en tout cas à lui de décider. Il le fait pour le code civil, la nouvelle législation financière, la construction de trois ponts à Paris, l'un qui doit aboutir au jardin des Plantes, un deuxième qui reliera l'île de la Cité à l'île Saint-Louis, le dernier permettant de passer du Louvre à l'Institut.
D'ailleurs, là où je ne commande pas, c'est l'échec .
En Égypte, ce qui reste de l'armée a été battu par les bataillons anglais débarqués. En Allemagne, Moreau - et avec quelles intentions - n'a pas poursuivi et détruit les Autrichiens qu'il avait vaincus.
Il faut qu'à chaque instant je sois l'impulsion pour décider d'ouvrir une route qui franchisse le Simplon, ou simplement pour inciter les femmes à choisir du linon plutôt que de la mousseline, et ce afin de relancer certaines manufactures !
L'exercice du pouvoir, ainsi, ne cesse jamais.
Le matin, à neuf heures, Napoléon entre dans la salle des Tuileries où le général Junot, premier aide de camp et commandant de Paris, lui présente ses rapports. Plusieurs officiers entourent Junot. Napoléon marche à grands pas, multipliant les prises de tabac. Le général Mortier, commandant la première division militaire, explique d'une voix hésitante qu'il s'est produit de nouvelles attaques de diligences par des brigands...
Napoléon l'interrompt, s'écrie :
- Encore des attaques de diligences, encore des vols des deniers publics ? Et l'on ne sait prendre aucune mesure pour empêcher ces délits ?
Mortier baisse la tête, silencieux.
Napoléon continue de marcher, parle en détachant chaque mot. Il parle fort, pour toute l'assistance, et on a cependant l'impression qu'il est seul, emporté par son raisonnement.
« Il faut, dit-il, faire du haut des diligences des espèces de petites redoutes. Il faut en former les parapets avec des matelas étroits et épais, pratiquer dans ces parapets des meurtrières et placer en arrière autant de soldats bons tireurs qu'il pourra en tenir. Allons, général, occupez-vous de hâter l'exécution des ordres. »
Il suit des yeux le général Mortier qui quitte la salle.
« J'aime le pouvoir, moi, mais c'est en artiste que je l'aime. Je l'aime comme un musicien aime son violon pour en tirer des sons, des accords et de l'harmonie. »
Comprennent-ils cela, ceux qui s'opposent à moi ?
Ils interviennent au Tribunal. Ils contestent l'utilité de mettre en place des tribunaux spéciaux. Ils murmurent. Qui sont-ils pour se permettre cela ?
« Ils sont douze à quinze métaphysiciens, bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur les habits..., dit Napoléon à Roederer. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas. »
Que peuvent-ils, d'ailleurs, dès lors que le peuple m'acclame ? et que l'armée m'est fidèle ?
Et pour cela, il faut une paix victorieuse .
Elle semble encore difficile en ce début de l'année 1801. L'Autriche a été battue en Allemagne et en Italie. L'Angleterre est irréductible, mais on peut l'isoler par la paix et des alliances sur le continent et ainsi la menacer, la contraindre à traiter.
Napoléon écrit à Joseph, qui négocie à Lunéville avec M. de Cobenzl, représentant à Vienne.
« Que l'Autriche se hâte de devenir raisonnable... Faites sentir à M. de Cobenzl que tous les jours changent sa position, et si les hostilités recommencent, les bornes de ma puissance pourront bien être aux Alpes juliennes et à l'Isonzo... »
Cela, c'est pour Vienne. Reste le grand projet : réussir à devenir l'allié du tsar Paul I er.
Napoléon reçoit ses envoyés, Kolytchef et le général Sprengportern. Il faut les accueillir avec considération aux Tuileries ou à la Malmaison, les éblouir.
Une alliance avec Saint-Pétersbourg, c'est la voie ouverte au rêve d'un partage, entre la France et la Russie, de l'Empire turc, l'hypothèse d'expéditions conduites de concert contre les Indes, la possibilité de tenir tout le continent européen entre les mâchoires de l'alliance, et de faire ainsi plier l'Angleterre. De la contraindre à reconnaître les acquisitions françaises de la rive gauche du Rhin, que depuis 1792 elle récuse.
Napoléon s'avance vers le général Sprengportern, qu'il a invité à dîner aux Tuileries. L'envoyé russe est très entouré. Près de lui, se trouve l'ambassadeur de Prusse en France, qui est le marquis de Lucchesini. Et la Prusse peut aussi être sur le continent l'un des alliés.
Il faut étonner ces diplomates, leur montrer la richesse et la force.
Napoléon a revêtu l'habit rouge brodé d'or de Premier consul. Il porte, suspendue à son baudrier, une épée richement ornée. Il la décroche, la tend au général Sprengportern, lui explique qu'il a fait enrichir l'arme des plus beaux diamants de la couronne, le diamant du Sancy au pommeau, celui du régent sur la coquille. L'épée passe de main en main, revient à Napoléon, qui la suspend d'un geste lent.
« On n'a rien fondé que par le sabre », dit-il.
Quelques jours plus tard, Louis XVIII, qui s'était réfugié à Saint-Pétersbourg, est invité par le tsar Paul I erà quitter la ville. Et Joseph peut annoncer à Napoléon que l'Autriche a signé à Lunéville le traité de paix, qui reprend pour l'essentiel celui de Campoformio et confirme donc la cession de la rive gauche du Rhin à la France. Anvers, « ce pistolet chargé sur le cœur de l'Angleterre », reste sous le contrôle français. La République cisalpine s'agrandit. La France peut intervenir dans les affaires allemandes.
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