Ne sont-ils pas tout aussi dangereux, plus destructeurs, même, que les royalistes ?
Le 9 janvier, les jacobins compromis dans la conspiration des poignards ont été condamnés à mort. Pourtant leur complot n'a même pas eu un commencement d'exécution. La machine infernale de la rue Saint-Nicaise a, elle, causé la mort de vingt-deux personnes, et en a blessé cinquante autres.
À minuit, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1801, se tient aux Tuileries un Conseil secret.
Napoléon préside, entouré des deux autres consuls et de quelques personnalités, Portalis, Talleyrand, Roederer.
On s'interroge sur le recours en grâce de quelques-uns des condamnés de la conspiration des poignards .
La grâce est rejetée pour tous.
Ils sont guillotinés le 31 janvier.
Napoléon a dit, devant le Conseil d'État, le 26 décembre, s'agissant de « la vengeance qui doit être éclatante pour un crime aussi atroce » :
- Il faut du sang.
9.
Napoléon s'arrête sur le seuil du salon où Joséphine, comme chaque soir aux Tuileries ou à la Malmaison, reçoit.
Il observe Laure Junot. Il l'a connue alors qu'elle était enfant. Mais il n'avait pas prêté attention à celle qui n'était pour lui, alors, que la fille de Mme Pernon, une amie des Bonaparte habitant Montpellier. Mme Pernon avait veillé Charles Bonaparte au cours de son agonie, dans cette ville en 1785. Napoléon lui avait à plusieurs reprises exprimé sa reconnaissance, et il avait même songé à l'épouser, bien qu'elle eût plusieurs années de plus que lui.
Il regarde Laure avec plaisir. Elle est vive, tout son corps exprime la verve et la vigueur. Est-elle belle ? Qu'est-ce que cela signifie ? Elle est fraîche, sans fard, noiraude aux mouvements vifs, à la taille un peu lourde parce qu'elle est enceinte, mais si plaisante à regarder, comme une plante vigoureuse et saine.
Il effleure des yeux Joséphine. Il a un pincement de désespoir et de colère. Elle est si maquillée, si pleine d'artifices, que parfois il désire presque, malgré lui, blesser, agresser cette femme vieillissante à laquelle il est attaché pourtant mais qui, si elle lui a donné du plaisir, si elle lui a été utile, l'a aussi trompé, humilié, et maintenant est incapable de donner naissance à un fils.
Il détourne les yeux, parce qu'elle l'a vu. Et il ne veut pas qu'elle devine ses pensées. Mais elle les connaît.
Dans le parc de la Malmaison, il y a deux jours, il l'a contrainte à une promenade en calèche avec Laure Junot. La propriété dépasse les trois cents hectares.
Il a remarqué la mine renfrognée de Joséphine quand elle est montée en voiture. Mais il a donné l'ordre au cocher de lancer la voiture et il a sauté à cheval, comme un jeune homme. Et après tout, il n'a pas encore trente-deux ans ! Joséphine est plus vieille que lui, il en a tellement conscience maintenant. Il regarde Laure Junot, qui est assise dans la voiture. Et la vivacité de la jeune femme l'enchante et l'agace.
Lorsque la voiture est arrivée devant un ruisseau, Joséphine a répété qu'elle ne voulait pas passer, qu'elle avait peur. Il a pris Laure dans ses bras, il a traversé à pied et il a ordonné au postillon de fouetter les chevaux. Joséphine a sangloté. Il s'est senti coupable et entravé par cette femme. Pourquoi lui n'aurait-il pas une épouse, une femme comme Laure Junot ?
- Tu es folle, a-t-il maugréé, parce qu'il a senti Joséphine jalouse de Laure.
Elle sait que parfois, tôt le matin, quand Laure séjourne seule à la Malmaison, Junot restant à son poste de commandement à Paris, Napoléon va la retrouver pour le plaisir de la voir et de la toucher comme un aîné espiègle dont les intentions et les gestes s'arrêtent au bord de l'équivoque.
- Tu sais que je hais comme la mort toutes ces jalousies, dit-il à Joséphine. Allons, embrasse-moi et tais-toi. Tu es laide quand tu pleures. Je te l'ai déjà dit.
Elle a séché ses larmes, mais elle n'a pas cessé d'être jalouse. De Laure Junot ou de Giuseppina Grassini.
Celle-là, l'Italienne, il va la chasser de Paris. Elle n'accepte pas de n'être qu'à lui, d'être ainsi contrainte de l'attendre dans la maison qu'il a voulue pour elle et où il la retrouve au milieu de la nuit, quand enfin il peut cesser de signer des courriers, d'écrire, de travailler avec les consuls, les aides de camp ou les ministres.
Giuseppina répète qu'elle s'ennuie. Et Fouché, avec cette habileté incomparable qui est la sienne, cet art de policier et de prêtre, a fait comprendre à Napoléon non seulement qu'il était imprudent par ces temps d'attentats d'aller rendre visite à la cantatrice, la nuit, accompagné seulement d'un domestique, mais que la Grassini se consolait en compagnie d'un violoniste, un certain Rode.
Il a fallu garder son sang-froid devant Fouché, mais le ministre n'a pas été dupe. De quoi, ou de qui l'est-il ? Cet homme est trop tortueux et trop intelligent pour qu'on lui fasse confiance, et pourtant, à cause de cela, il est indispensable. Pour l'instant.
Mais la Grassini, qu'elle s'en aille ! Après tout, ce n'est qu'une femme.
Il s'en veut d'avoir été autrefois à ce point soumis à une femme, amoureux de Joséphine. Il était si jeune, si naïf. Que connaissait-il des femmes et de son pouvoir ?
Il lui suffit maintenant de paraître à l'Opéra, dans un salon, ici, aux Tuileries, à la Malmaison, ou chez Cambacérès, ou chez Talleyrand, à Neuilly, pour qu'elles s'offrent. Et pourquoi les rejetterait-il ? Elles le désirent. Pour lui, pour de l'argent, pour la gloire. Et il a besoin d'elles. Elles sont, après l'aridité des conseils, des discussions sur la foi financière ou sur le code civil, après ce permanent voisinage avec la mort et la cruauté qu'est le pouvoir, son moment de paix.
Les portes sont fermées. Les chandeliers et les bougeoirs inondent la pièce d'une lumière vive. Elles sont là, offertes comme des villes ouvertes dont il n'est même pas besoin de faire le siège.
Il n'en aurait pas le temps, d'ailleurs. Heureusement, elles le devinent. Elles attendent un ordre.
Il aime leur soumission, leur abandon et ce jeu rapide, qu'avec elles il conduit à sa guise.
Cela n'a pas beaucoup d'importance. Il prend. Il récompense. Elles reviennent parfois.
Ainsi Mme Branchu, une cantatrice au corps généreux avec qui il a partagé quelques heures.
Cela compte si peu, en somme, qu'il peut parfois préférer le travail à une femme. Ainsi cette actrice, Mlle Duchesnois, qui vient au rendez-vous qu'il lui a fixé, se déshabille selon l'ordre qu'il donne à Constant, son premier valet de chambre, attend dans le lit, puis, au petit matin, reçoit du même valet l'ordre de se rhabiller !
La tête, cette nuit-là, était trop pleine de préoccupations pour permettre la moindre distraction.
Telle autre, Mlle Bourgoing, actrice elle aussi, arrive alors que son amant en titre, le brave Chaptal, ministre de l'Intérieur, est dans le bureau, parce que la discussion s'est prolongée. Si Chaptal se faisait quelque illusion - et il en avait, dit-on - sur la vertu de sa maîtresse, il est déniaisé. Dès qu'il a entendu annoncer le nom de Mlle Bourgoing, il a fermé ses dossiers dans un mouvement d'humeur, quitté le bureau et envoyé sa lettre de démission.
Et pour autant, Mlle Bourgoing n'a pas été reçue !
Elle ne le pardonne pas, médit, raconte, se répand en ragots et confidences, femme humiliée, ulcérée.
Mais ce n'est qu'une haine de plus. Être au pouvoir, c'est apprendre à être haï.
Napoléon entre dans le salon. Les têtes se tournent vers lui, les conversations s'interrompent un instant, puis reprennent plus bas.
Il s'approche de Caroline Murat. Mais Napoléon n'échange que quelques mots avec sa jeune sœur. Elle est comme ses frères, Lucien ou Joseph, ou sa sœur Pauline - avide. Jamais satisfaite de ce qu'elle a obtenu. Qu'imagine-t-elle ? Que le père a laissé en héritage le gouvernement de la France, et qu'il fallait se le partager entre tous ses enfants ?
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