1 ...6 7 8 10 11 12 ...21 Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille, n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.
Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.
– Savez-vous ce que je suis en train d’écrire?.. Mais vous ne le direz pas… hein! vous me promettez… Un manifeste pour ouvrir la revue de Dhurmer. Naturellement, je ne le signe pas… d’autant plus que j’y fais mon éloge… Et puis, comme on finira bien par découvrir que c’est moi qui la commandite, cette revue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi: motus! Mais j’y songe: ne m’avez-vous pas dit que votre jeune frère écrivait? Comment donc l’appelez-vous?
– Olivier, dit Vincent.
– Olivier, oui, j’avais oublié… Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez ce fauteuil. Vous n’avez pas froid? Voulez-vous que je ferme la fenêtre?… Ce sont des vers qu’il fait, n’est-ce pas? Il devrait bien m’en apporter. Naturellement, je ne promets pas de les prendre… mais tout de même cela m’étonnerait qu’ils fussent mauvais. Il a l’air très intelligent, votre frère. Et puis, on sent qu’il est très au courant. Je voudrais causer avec lui. Dites-lui de venir me voir. Hein? je compte sur vous. Une cigarette? – et il tend son étui d’argent.
– Volontiers.
– Maintenant, écoutez, Vincent; il faut que je vous parle très sérieusement. Vous avez agi comme un enfant l’autre soir… et moi aussi, du reste. Je ne dis pas que j’ai eu tort de vous emmener chez Pedro; mais je me sens responsable, un peu, de l’argent que vous avez perdu. Je me dis que c’est moi qui vous l’ai fait perdre. Je ne sais pas si c’est ça qu’on appelle des remords, mais ça commence à me troubler le sommeil et les digestions, ma parole! et puis je songe à cette pauvre femme dont vous m’avez parlé… Mais ça, c’est un autre département; n’y touchons pas; c’est sacré. Ce que je veux vous dire, c’est que je désire, que je veux, oui, absolument, mettre à votre disposition une somme équivalente à celle que vous avez perdue. C’était cinq mille francs, n’est-ce pas? et que vous allez risquer de nouveau. Cette somme, encore une fois, je considère que c’est moi qui vous l’ai fait perdre; que je vous la dois; vous n’avez pas à m’en remercier. Vous me la rendrez si vous gagnez. Si non, tant pis! nous serons quittes. Retournez chez Pedro ce soir, comme si de rien n’était. L’auto va vous conduire, puis viendra me chercher ici pour me mener chez Lady Griffith, où je vous prie de venir ensuite me retrouver. J’y compte, n’est-ce pas? L’auto retournera vous prendre chez Pedro.
Il ouvre un tiroir, en sort cinq billets qu’il remet à Vincent:
– Allez vite…
– Mais votre père…
– Ah! j’oubliais de vous dire: il est mort, il y a… Il tire sa montre et s’écrie: – Sapristi, qu’il est tard! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre heures.
Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.
– Et vous ne restez pas à le…
– A le veiller? interrompt Robert. Non; mon petit frère s’en charge; il est là-haut avec sa vieille bonne qui s’entendait avec le défunt mieux que moi…
Puis, comme Vincent ne bouge pas, il reprend:
– Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais j’ai horreur des sentiments tout faits. J’avais confectionné dans mon coeur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui, dans les premiers temps, flottait un peu et que j’avais été amené à rétrécir. Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au coeur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on le soigne… Vous a-t-il jamais dit merci? Avez-vous obtenu de lui le moindre regard, le plus fugitif sourire? Il a toujours cru que tout lui était dû. Oh! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a fait beaucoup souffrir ma mère, que pourtant il aimait, si tant est qu’il ait jamais aimé vraiment. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf! à chacun. C’était, je crois, un homme de grande valeur “dans sa partie”, comme on dit; mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. Il était très intelligent, c’est sûr. Au tond j’avais pour lui, je garde encore, une certaine admiration. Mais quant à jouer du mouchoir… quant à extraire de moi des pleurs… non, je ne suis plus assez gosse pour cela. Allons! filez vite et dans une heure venez me retrouver chez Lilian. – Quoi? ça vous gêne de ne pas être en smoking? Comme vous êtes bête! Pourquoi? Nous serons seuls. Tenez, je vous promets de rester en veéton. Entendu. Allumez un cigare avant de sortir. Et renvoyez-moi vite l’auto; elle ira vous reprendre ensuite.
Il regarda Vincent sortir, haussa les épaules, puis alla dans sa chambre pour passer son habit, qui l’attendait tout étalé sur un sofa.
Dans une chambre du premier le vieux comte repose sur le lit mortuaire. On a posé un crucifix sur sa poitrine, mais omis de lui joindre les mains. Une barbe de quelques jours adoucit l’angle de son menton volontaire. Les rides transversales qui coupent son front, sous ses cheveux gris relevés en brosse, semblent moins profondes, et comme détendues. L’oeil est rentré sous l’arcade sourcilière qu’enfle un buisson de poils. Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. Un fauteuil est au chevet du lit dans lequel Séraphine, la vieille bonne, était assise. Mais elle s’est levée. Elle s’approche d’une table où une lampe à huile d’ancien modèle éclaire imparfaitement la pièce; la lampe a besoin d’être remontée. Un abat-jour ramène la clarté sur le livre que lit le jeune Gontran…
– Vous êtes fatigué, monsieur Gontran. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.
Gontran lève un regard très doux sur Séraphine. Ses cheveux blonds, qu’il écarte de son front, flottent sur ses tempes. Il a quinze ans; son visage presque féminin n’exprime que de la tendresse encore, et de l’amour.
– Eh bien! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es testée debout presque tout le temps.
– Oh! moi, j’ai l’habitude de veiller; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…
– Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous?
– J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance; et vous avez bientôt seize ans.
– Tu te souviens bien de maman?
– Si je m’en souviens de votre maman? En voilà une question! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.
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