1 ...7 8 9 11 12 13 ...21 – Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien.., je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup?
– Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans ces derniers temps. – Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au bon Dieu le soin de juger tout ça.
– Tu crois vraiment que le bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine?
– Si ce n’était pas le bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit?
Contran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.
– Sais-tu ce que tu devrais faire? – Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie.
Dès que Séraphine l’a laissé seul, Contran se jette à genoux au pied du lit; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer; aucun élan ne soulève son coeur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, supra-sensibles – mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras; celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts; mais le contaél de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout – le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal “Nom de Dieu”, qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne; mais non: il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore, du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.
C’était une âme et un corps où n’entre jamais l’aiguillon.
SAINTE-BEUVE
Lilian, se redressant à demi, toucha du bout de ses doigts les cheveux châtains de Robert:
– Vous commencez à vous dégarnir, mon ami. Faites attention: vous n’avez que trente ans à peine. La calvitie vous ira très mal. Vous prenez la vie trop au sérieux.
Robert relève son visage vers elle et la regarde en souriant.
– Pas près de vous, je vous assure.
– Vous avez dit à Molinier de venir nous retrouver?
– Oui; puisque vous me l’aviez demandé.
– Et… vous lui avez prêté de l’argent?
– Cinq mille francs, je vous l’avais dit – qu’il va de nouveau perdre chez Pedro.
– Pourquoi voulez-vous qu’il les perde?
– C’est couru. Je l’ai vu le premier soir. Il joue tout de travers.
– Il a eu le temps d’apprendre. Voulez-vous parier que ce soir il va gagner?
– Si vous voulez.
– Oh! mais je vous prie de ne pas accepter cela comme une pénitence. J’aime qu’on fasse volontiers ce qu’on fait.
– Ne vous fâchez pas. C’est convenu. S’il gagne, c’est à vous qu’il rendra l’argent. Mais s’il perd, vous me rembourserez. Ça vous va?
Elle pressa un bouton de sonnerie:
– Apportez-nous du tokay et trois verres. – Et s’il revient avec les cinq mille francs seulement, on les lui laissera, n’est-ce pas? S’il ne perd ni ne gagne…
– Ça n’arrive jamais. C’est curieux comme vous vous intéressez à lui.
– C’est curieux que vous ne le trouviez pas intéressant.
– Vous le trouvez intéressant parce que vous êtes amoureuse de lui.
– Ça c’est vrai, mon cher! On peut vous dire ça, à vous. Mais ce n’est pas pour cela qu’il m’intéresse. Au contraire: quand quelqu’un me prend par la tête, d’ordinaire ça me refroidit.
Un serviteur reparut portant, sur un plateau, le vin et les verres.
– Nous allons boire d’abord pour le pari, puis nous reboirons avec le gagnant.
Le serviteur versa du vin et ils trinquèrent.
– Moi, je le trouve rasoir, votre Vincent, reprit Robert.
– Oh! “mon” Vincent!… Comme si ça n’était pas vous qui l’aviez amené! Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez.
Robert, se détournant un peu, posa ses lèvres sur le pied nu de Lilian, que celle-ci ramena vers elle aussitôt et cacha sous son éventail.
– Dois-je rougir? dit-il.
– Avec moi ce n’est pas la peine d’essayer. Vous ne pourriez pas.
Elle vida son verre, puis:
– Voulez-vous que je vous dise, mon cher. Vous avez toutes les qualités de l’homme de lettres: vous êtes vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste…
– Vous me comblez.
– Oui, tout cela c’est charmant. Mais vous ne ferez jamais un bon romancier.
– Parce que?…
– Parce que vous ne savez pas écouter.
– Il me semble que je vous écoute fort bien.
– Bah! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes ensemble, c’est bien plutôt moi qui écoute.
– Il ne sait presque pas parler.
– C’est parce que vous discourez tout le temps. Je vous connais: vous ne le laissez pas placer deux mots.
– Je sais d’avance tout ce qu’il pourrait dire.
– Vous croyez? Vous connaissez bien son histoire avec cette femme?
– Oh! les affaires de coeur, c’est ce que je connais au monde de plus ennuyeux!
– J’aime aussi beaucoup quand il parle d’histoire naturelle.
– L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de coeur. Alors il vous a fait un cours?
– Si je pouvais vous redire ce qu’il m’a dit… C’est passionnant, mon cher. Il m’a raconté des tas de choses sur les animaux de la mer. Moi j’ai toujours été curieuse de tout ce qui vit dans la mer. Vous savez que maintenant ils construisent des bateaux, en Amérique, avec des vitres sur le côté, pour voir tout autour, au fond de l’océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… comment appelez-vous cela? – des madrépores, des éponges, des algues, des bancs de poissons. Vincent dit qu’il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l’eau devient plus salée, ou moins, et qu’il y en a d’autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l’eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent. Vous devriez lui demander de vous raconter… Je vous assure que c’est très curieux. Quand il en parle, il devient extraordinaire. Vous ne le reconnaîtriez plus… Mais vous ne savez pas le faire parler… C’est comme quand il raconte son histoire avec Laura Douviers… Oui, c’est le nom de cette femme… Vous savez comment il l’a connue?
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