– Alors comment savais-tu que c’était lui? Tous les locataires passent devant ta porte.
– C’est même rudement gênant quelquefois: plus il est tard, plus ils font de chahut en montant; ce qu’ils se fichent des gens qui dorment!… Ça ne pouvait être que lui; j’entendais la femme répéter son nom. Elle lui disait… oh! ça me dégoûte de redire ça…
– Va donc.
– Elle lui disait: “Vincent, mon amant, mon amour, ah! ne me quittez pas!”
– Elle lui disait vous?
– Oui. N’est-ce pas que c’est curieux?
– Raconte encore.
– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne? Où voulez-vous que j’aille? Dites-moi quelque chose. Oh! parlez-moi.” – Et elle l’appelait de nouveau par son nom et répétait: “Mon amant, mon amant”, d’une voix de plus en plus triste et de plus en plus basse. Et puis j’ai entendu un bruit (ils devaient être sur les marches) – un bruit comme de quelque chose qui tombe. Je pense qu’elle s’est jetée à genoux.
– Et lui, il ne répondait rien?
– Il a dû monter les dernières marches; j’ai entendu la porte de l’appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps tout près, presque contre ma porte. Je l’entendais sangloter.
– Tu aurais dû lui ouvrir.
– Je n’ai pas osé. Vincent serait furieux s’il savait que je suis au courant de ses affaires. Et puis j’ai eu peur qu’elle ne soit très gênée d’être surprise en train de pleurer. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire.
Bernard s’était retourné vers Olivier.
– A ta place, moi, j’aurais ouvert.
– Oh! parbleu, toi tu oses toujours tout. Tout ce qui te passe par la tête, tu le fais.
– Tu me le reproches?
– Non, je t’envie.
– Tu vois qui ça pouvait être, cette femme?
– Comment veux-tu que je sache? Bonne nuit.
– Dis… tu es sûr que Georges ne nous a pas entendus? chuchote Bernard à l’oreille d’Olivier. Ils restent un moment aux aguets.
– Non, il dort, reprend Olivier de sa voix naturelle; et puis il n’aurait pas compris. Sais-tu ce qu’il a demandé, l’autre jour, à papa?… Pourquoi les…
Cette fois Georges n’y tient plus; il se dresse à demi sur son lit et coupant la parole à son frère:
– Imbécile, crie-t-il; tu n’as donc pas vu que je faisais exprès?… Parbleu, oui, j’ai entendu tout ce que vous avez dit tout à l’heure; oh! c’est pas la peine de vous frapper. Pour Vincent je savais ça déjà depuis longtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Ou taisez-vous.
Olivier se tourne du côté du mur. Bernard, qui ne dort pas, contemple la pièce. Le clair de lune la fait paraître plus grande. Au fait, il la connaît à peine. Olivier ne s’y tient jamais dans la journée; les rares fois qu’il a reçu Bernard, c’a été dans l’appartement du dessus. Le clair de lune touche à présent le pied du lit où Georges enfin s’est endormi; il a presque tout entendu de ce qu’a raconté son frère; il a de quoi rêver. Au-dessus du lit de Georges, on distingue une petite bibliothèque à deux rayons, où sont des livres de classe. Sur une table, près du lit d’Olivier, Bernard aperçoit un livre de plus grand format; il étend le bras, le saisit pour regarder le titre: – Tacqueville; mais quand il veut le reposer sur la table, le livre tombe et le bruit réveille Olivier.
– Tu lis du Tocqueville, à présent?
– C’est Dubac qui m’a prêté ça.
– Ça te plaît?
– C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien.
– Écoute. Qu’est-ce que tu fais demain?
Le lendemain, jeudi, les lycéens sont libres. Bernard songe à retrouver peut-être son ami. Il a l’intention de ne plus retourner au lycée; il prétend se passer des derniers cours et préparer son examen tout seul.
– Demain, dit Olivier, je vais à onze heures et demie à la gare Saint-Lazare, pour l’arrivée du train de Dieppe, à la rencontre de mon oncle Edouard qui revient d’Angleterre. L’après-midi, à trois heures, j’irai retrouver Dhurmer au Louvre. Le reste du temps il faut que je travaille.
– Ton oncle Edouard?
– Oui, c’est un demi-frère de maman. Il est absent depuis six mois, et je ne le connais qu’à peine; mais je l’aime beaucoup. Il ne sait pas que je vais à sa rencontre et j’ai peur de ne pas le reconnaître. Il ne ressemble pas du tout au reste de ma famille; c’est quelqu’un de très bien.
– Qu’est-ce qu’il fait?
– Il écrit. J’ai lu presque tous ses livres; mais voici longtemps qu’il n’a plus rien publié.
– Des romans?
– Oui; des espèces de romans.
– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé?
– Parce que tu aurais voulu les lire; et si tu ne les avais pas aimés…
– Eh bien! achève.
– Eh bien, ça m’aurait fait de la peine. Voilà.
– Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est très bien?
– Je ne sais pas trop. Je t’ai dit que je ne le connais presque pas. C’est plutôt un pressentiment. Je sens qu’il s’intéresse à beaucoup de choses qui n’intéressent pas mes parents, et qu’on peut lui parler de tout. Un jour, c’était peu de temps avant son départ; il avait déjeuné chez nous; tout en causant avec mon père, je sentais qu’il me regardait constamment et ça commençait à me gêner; j’allais sortir de la pièce – c’était la salle à manger, où l’on s’attardait après le café; mais il a commencé à questionner mon père à mon sujet, ce qui m’a gêné encore bien plus; et tout d’un coup papa s’est levé pour aller chercher des vers que je venais de faire et que j’avais été idiot de lui montrer.
– Des vers de toi?
– Mais si; tu connais; c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon. Je savais qu’ils ne valaient rien ou pas grand-chose, et j’étais extrêmement fâché que papa sortît ça. Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncle Edouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément; je ne trouvais rien à lui dire; je regardais ailleurs – lui aussi du reste; il a commencé par rouler une cigarette; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé et s’est mis à regarder par la fenêtre. Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit: “Je suis bien plus gêné que toi.” Mais je crois que c’était par gentillesse. A la fin papa est rentré; il a tendu mes vers à l’oncle Edouard, qui s’est mis à les lire. J’étais si énervé que, s’il m’avait fait des compliments, je crois que je lui aurais dit des injures. Évidemment, papa en attendait, – des compliments; et, comme mon oncle ne disait rien, il a demandé: “Eh bien? qu’est-ce que tu en penses?” Mais mon oncle lui a dit en riant: “Ça me gêne de lui en parler devant toi.” Alors papa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’il trouvait mes vers très mauvais; mais ça m’a fait plaisir de le lui entendre dire; et ce qui m’a fait plus de plaisir encore c’est que, tout d’un coup, il a piqué du doigt deux vers, les deux seuls qui me plaisaient dans le poème; il m’a regardé en souriant et a dit: “Ça c’est bon.” N’est-ce pas que c’est bien? Et si tu savais de quel ton il m’a dit ça! Je l’aurais embrassé. Puis il m’a dit que mon erreur était de partir d’une idée, et que je ne me laissais pas assez guider par les mots. Je ne l’ai pas bien compris d’abord; mais je crois que je vois à présent ce qu’il voulait dire – et qu’il a raison. Je t’expliquerai ça une autre fois.
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