Je jetai dans sa boîte un napoléon et je la quittai en lui tirant l’oreille.
Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là le mien. Cette pièce d’or jetée devant cette enfant, c’était le dé fatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front. Vous saurez cela: l’histoire est bien simple, vraiment, presque banale sauf un point; mais elle m’a tué.
J’étais sorti et je marchais lentement dans la rue sans ombre, quand j’entendis derrière moi un petit pas qui courait. Je me retournai: elle m’avait rejoint.
– Merci, monsieur, me dit-elle.
Et je vis que sa voix avait changé. Je ne m’étais pas rendu compte de l’effet que ma petite offrande avait dû produire sur elle; mais cette fois je m’aperçus qu’il était considérable. Un napoléon, c’est vingt-quatre piécettes, le prix d’un bouquet: pour une cigarrera, c’est le travail d’un mois. En outre, c’était une pièce d’or, et l’or ne se voit guère en Espagne qu’à la devanture du changeur…
J’avais évoqué, sans le vouloir, toute l’émotion de la richesse.
Bien entendu, elle s’était empressée de laisser là les paquets de cigarettes qu’elle bourrait depuis le matin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son châle jaune, son éventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle m’avait bien vite retrouvé.
– Venez, continua-t-elle, vous êtes mon ami. Reconduisez-moi chez maman, puisque j’ai congé, grâce à vous.
– Où demeure-t-elle, ta mère?
– Calle Manteros, tout près. Vous avez été gentil pour moi; mais vous n’avez pas voulu de ma chanson, c’est mal. Aussi, pour vous punir, c’est vous qui allez m’en dire une.
– Cela non.
– Si, je vais vous la souiller.
Elle se pencha à mon oreille.
– Vous allez me réciter celle-là:
«¿Hay quien nos escuche?—No.
—¿Quieres que te diga?—Di.
—¿Tienes otro amante?—No.
—¿Quieres que lo sea?—Si». [7] «Quelqu’un nous écoute?—Non. – Tu veux que je te dise?—Dis. – Tu as un autre amant?—Non. – Tu veux que je le sois?—Oui.»
– Mais, vous savez, c’est une chanson, et les réponses ne sont pas de moi.
– Est-ce bien vrai?
– Oh! absolument.
– Et pourquoi?
– Devinez.
– Parce que tu ne m’aimes pas.
– Si, je vous trouve charmant.
– Mais tu as un ami?
– Non, je n’en ai pas.
– Alors, c’est par piété?
– Je suis très pieuse, mais je n’ai pas fait de vœux, caballero.
– Ce n’est pas froideur, sans doute?
– Non, monsieur.
– Il y a bien des questions que je ne peux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison, dis-la-moi.
– Ah! je savais bien que vous ne devineriez pas! Ce n’était pas possible à trouver.
– Mais qu’y a-t-il, enfin?
– Je suis mozita [8] Mozita est un mot plus familier que Virgen , et que les jeunes filles emploient plus librement pour exprimer qu’elles sont restées pures. Le mot français qui traduit la même nuance est aujourd’hui déconsidéré.
.
VI. Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît
Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m’arrêtai, perdant contenance pour elle.
Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfant provocante et rebelle? Que signifiait cette attitude décidée, cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses?
Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté de l’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.
Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.
– Achetez-moi des mandarines, me dit-elle. Je vous les offrirai là-haut.
Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos d’où s’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien; les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je n’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.
Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palier bordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.
– Maman, laisse entrer, dit l’enfant. C’est un ami.
La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur ses pas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.
– Regarde, maman: douze mandarines; et regarde encore: un napoléon.
– Jésus! dit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela?
J’expliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur le terrain des confidences.
Elles furent interminables.
La femme était ou se disait veuve d’un ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, que j’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère:
– Que faire? Moi, je n’ai pas de métier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aime mieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte, et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées! Ah! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute! Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais chemins! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notre âme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille.
Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.
– Ah! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique! Quels mauvais exemples on lui donne! quels vilains mots on lui apprend! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues, caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand elles entrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.
– Pourquoi la faites-vous travailler là?
– Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que c’est, monsieur: quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.
– Si elles ne font que parler, il n’y a pas grand mal.
– Qui donne le menu, donne la faim. Allez! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieille, jamais d’amie: c’est ce que je voudrais pour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.
Читать дальше