C’était elle qui me faisait des reproches. J’aurais dû m’attendre à cette comédie.
– Deux fois, repris-je, deux fois tu m’as fait cela! Ce que je te donnais du fond de mon cœur, tu l’as reçu comme une voleuse, et tu es partie, sans un mot, sans une lettre, sans même avoir chargé personne de me porter ton adieu. Qu’ai-je fait pour que tu me traites ainsi?
Et je répétais entre mes dents:
– Misérable! misérable!
Mais elle avait son excuse:
– Ce que vous avez fait? Vous m’avez trompée. N’aviez-vous pas juré que j’étais en sûreté dans vos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et l’heure de mon péché? La dernière fois, ne vous souvenez-vous plus? Vous croyiez que je ne sentais rien. J’étais éveillée, Mateo, et j’ai compris que si je passais encore une nuit à vos côtés, je ne m’endormirais pas sans me livrer à vous par surprise. Et c’est pour cela que je me suis enfuie.
C’était insensé. Je haussai les épaules.
– Ainsi, voilà ce que tu me reproches, lui dis-je, quand je vois ici la vie que tu mènes et les hommes qui passent dans ton lit?
Elle se leva, furieuse.
– Cela n’est pas vrai! Je vous défends de dire cela, don Mateo! Je vous jure sur la tombe de mon père que je suis vierge comme une enfant,—et aussi que je vous déteste, parce que vous en avez douté!
Je restai seul. Après quelques instants, je partis, moi aussi.
X. Où Mateo se trouve assister à un spectacle inattendu
Toute la nuit j’errai sur les remparts. L’intarissable vent de la mer douchait ma fièvre et ma lâcheté. Oui, je m’étais senti lâche devant cette femme. Je n’avais que des rougissements en songeant à elle et à moi; je me disais en moi-même les pires outrages qu’on puisse adresser à un homme. Et je devinais que le lendemain je n’aurais pas cessé de les mériter.
Après ce qui s’était passé, je n’avais que trois partis à prendre: la quitter, la forcer, ou la tuer.
Je pris le quatrième, qui était de la subir.
Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, la regarder et l’attendre.
Elle s’était peu à peu adoucie. Je veux dire qu’elle ne m’en voulait plus de tout le mal qu’elle m’avait fait. Derrière la scène, s’ouvrait une grande salle blanche où attendaient, en somnolant, les mères et les sœurs des danseuses; Concha me permettait de me tenir là par une faveur particulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder à son amant de cœur. Jolie société, vous le voyez.
Les heures que j’ai passées là comptent parmi les plus lamentables. Vous me connaissez: vraiment je n’avais jamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Je me faisais horreur.
La señora Perez était là, comme les autres. Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calle Trajano. Mentait-elle aussi? je ne m’en inquiétais même pas. J’écoutais ses confidences, je payais son eau-de-vie… Ne parlons plus de cela, voulez-vous?
Mes seuls instants de joie m’étaient donnés par les quatre danses de Concha. Alors, je me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en scène, et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public, j’avais l’illusion passagère qu’elle dansait de face pour moi seul.
Son triomphe était le flamenco . Quelle danse, monsieur! quelle tragédie! C’est toute la passion en trois actes: désir, séduction, jouissance. Jamais œuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, la grâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha y était incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’y joue? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore à l’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former une flamenca , ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité de nos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailerinas , vous les connaissez; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante (douze minutes! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepte une variation de douze minutes!) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie: l’amoureuse, l’ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir, excellente.
Conchita est la seule femme que j’aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.
Je la vois toujours, avançant et reculant d’un petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pour baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.
Je la vois: elle sortait de scène dans un état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunesse vivace: elle était resplendissante.
Pendant un mois il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans l’arrière-boutique de son estrade théâtrale. Je n’avais pas même le droit de l’accompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès d’elle qu’à la condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent. Quant à l’avenir, j’ignore ce qu’elle en pensait; pour moi, je n’avais nulle idée d’une solution quelconque à cette aventure pitoyable.
Je savais vaguement qu’elle habitait avec sa mère—dans l’unique faubourg de la ville, près de la plaza de Toros,—une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailerinas . Ce qui se passait dans une telle cité de femmes, je n’osais l’imaginer. Et pourtant, nos danseuses mènent une vie bien réglée: de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène; elles rentrent exténuées à l’aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu’au milieu de l’après-midi. Il n’y a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser; encore la crainte d’une grossesse ruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui d’ailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par d’autres fatigues les efforts d’une pénible nuit.
Toutefois je n’y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.
On l’appelait le Morenito [9] «Le petit brun.»
. J’ai toujours ignoré son vrai nom. Concha l’appelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes qu’elle lui mettait entre les lèvres.
À tous mes mouvements d’impatience, elle répondait par des haussements d’épaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.
– Le Morenito est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais, Mateo.
Je me taisais. D’ailleurs, les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquable, et j’avais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne l’approchait avec le regard si particulier de l’amant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J’eus des querelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec personne qui se vantât de l’avoir connue. Plusieurs fois, j’essayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours: «Elle est mozita . Et elle a bien raison.»
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