– Range toute cette friperie ! Je ne sortirai pas.
– Tu ne veux pas aller au tournoi ? gémit Khatoun déçue car elle accompagnait Fiora partout où elle allait et se faisait une joie de voir la fête guerrière.
– Ni au tournoi ni autre part. Je reste ici.
– J’espère que vous allez tout de même vous habiller ? Qu’est-ce que cette façon de parader en chemise à votre fenêtre. Cherchez-vous à prendre froid ou bien à vous faire voir des mariniers du fleuve ?
Dame Léonarde venait de faire son entrée portant sur un plateau du lait chaud et des tartines de miel. Les dix-sept années écoulées depuis le dramatique départ de Dijon n’avaient guère changé la cousine de Bertille Huguet. Elle était seulement un peu moins anguleuse et, grâce à l’existence large et confortable que l’on menait au palais Beltrami, elle avait acquis des formes plus moelleuses et des traits moins accusés. Néanmoins, sa voix conservait les intonations inflexibles du commandement, même et surtout lorsqu’elle s’adressait à Fiora qu’elle adorait mais à qui elle ne passait rien.
A l’issue d’un voyage en mer au cours duquel cent fois elle avait cru rendre l’âme, la Bourguignonne avait découvert Florence, étalée au soleil dans son cadre de douces collines, avec un émerveillement qui ne l’avait pas encore quittée après tant d’années. La ville du Lys Rouge débordait de couleurs et de vie et Léonarde l’avait adoptée aussi spontanément qu’elle s’était mise au service de Francesco Beltrami dont la chaleur et la générosité l’avaient conquise. Elle avait aimé l’élégance sévère du palais que le négociant habitait au bord de l’Arno puis elle était allée ensuite de surprise en surprise. Ainsi, elle avait appris que les échelles de valeurs usitées en Bourgogne et en France n’avaient pas cours dans la grande cité marchande où ce que l’on appelait les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie et la Banque tenaient le haut du pavé. La noblesse, si prépondérante partout ailleurs, ne l’était pas sauf si elle réussissait à se faire admettre au « privilège » de tenir commerce. Florence était une république ou du moins se le prétendait-elle bien qu’elle acceptât d’obéir à une reine sans couronne, une dynastie de banquiers puissamment riches mais sans la moindre goutte de sang aristocratique : les Médicis. Et Léonarde avait découvert avec plaisir que son nouveau maître appartenait à la fine fleur de la cité dont il avait toutes chances d’être un jour l’un des prieurs ou même le gonfalonier lorsqu’il aurait atteint ses quarante-cinq ans.
Dans la maison Beltrami, la nouvelle venue avait été adoptée d’autant plus aisément qu’elle avait appris la langue toscane avec une incroyable rapidité. Elle y avait mis son point d’honneur, le fait de parler deux langues -et même trois si l’on tenait compte du latin d’Église – lui semblant une marque de dignité et d’intellectualité on ne peut plus flatteuse. Mais, à Fiora dont elle s’était uniquement occupée dans les premiers temps, elle s’était attachée à ne parler que le français, avec l’accord de Beltrami d’ailleurs, afin que l’enfant conserve au moins cette trace de ses racines. Cela lui avait permis de ne jamais lui adresser l’habituel tutoiement florentin car, pour elle, la petite fille devenue pour tous Fiora Beltrami, fille « naturelle de Francesco et d’une noble dame morte en couches », n’en restait pas moins l’enfant de Jean et Marie de Brévailles, c’est-à-dire un pur produit de la noblesse bourguignonne. Fiora avait assimilé les deux langues avec une égale facilité et même y avait ajouté le latin et le grec.
Cinq ans après l’arrivée de Léonarde, la vieille gouvernante de Francesco, Nanina, s’était endormie dans le sein du Seigneur et la Bourguignonne avait été appelée à la remplacer. Depuis, elle exerçait sans partage son autorité sur les diverses habitations du négociant à leur commune satisfaction. Seul Marino Betti, l’ancien chef muletier, devenu intendant d’un domaine, échappait à son autorité, au soulagement de Léonarde qui devinait en lui sinon un ennemi du moins un adversaire. En effet, seul avec son maître et la gouvernante, Marino connaissait l’origine de Fiora qu’il n’avait jamais admise sincèrement. Aussi Beltrami avait-il jugé bon de lui lier la langue par un serment solennel prêté devant le premier autel de la Vierge rencontré sur la route et d’y ajouter quelques avantages financiers de nature autant convaincante.
Quant à Jeannette, la jeune nourrice, sa fraîcheur blonde avait conquis un fermier du Mugello. Elle était devenue avec bonheur la signora Crespi et, depuis, dispensait son lait aux seuls enfants que, chaque année, ponctuellement, elle donnait à son époux.
Bien sûr, ceux de Florence avaient appris non sans surprise la soudaine paternité d’un des célibataires les plus riches de la ville mais, se voulant héritiers de la pensée et de la philosophie grecques, ils ne s’attachaient guère à la sévère morale chrétienne et la bâtardise n’était pas considérée comme une tare rédhibitoire, surtout si elle s’accompagnait de beauté. L’enfant s’était vite révélée ravissante et les nombreux amis de son père putatif l’avaient accueillie d’un cœur unanime. Les femmes s’étaient montrées plus difficiles, surtout celles qui avaient une fille à marier, mais beaucoup avaient espéré amener Beltrami à l’autel en proclamant qu’il était indispensable que la petite fille eût une mère.
Francesco avait fait la sourde oreille sans pour autant d’ailleurs que les plus tenaces perdissent espoir. Mais il y avait un petit clan d’opposants irréductibles, dont le chef de file occulte était la cousine germaine de Francesco, Hieronyma, qui avait contracté mariage dans la noblesse en épousant un Pazzi. Ses raisons étaient transparentes car, tant que Beltrami ne se mariait pas et n’avait pas d’enfants, elle et son fils Pietro étaient ses uniques héritiers et l’héritage en l’occurrence n’était pas de ceux auxquels on renonce aisément.
Beltrami n’était pas dupe de ses grâces apparentes et ses états d’âme ne le souciaient guère. A mesure que passaient les années il en venait à se persuader que la petite Fiora était réellement sa fille. L’amour qu’un terrible matin d’hiver il avait voué spontanément à une jeune inconnue dont la beauté l’avait bouleversé, il ne l’oubliait pas mais il le reportait sur cette enfant, trouvant une joie profonde à la regarder grandir et s’épanouir dans le nid qu’il lui avait offert. Fiora suffisait à son bonheur en attendant le jour où Dieu, en le faisant passer de l’autre côté du miroir, lui ferait retrouver la belle de ses amours...
Léonarde posa calmement son plateau sur le lit, alla prendre Fiora par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb.
– Allez-vous enfin être raisonnable ? gronda-t-elle.
– Je n’ai pas envie d’être raisonnable, protesta la jeune fille en se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante. D’ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable ?
– Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom, fit Léonarde habituée depuis longtemps au caractère frondeur de celle que, dans son for intérieur, elle considérait comme son enfant. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.
– Je n’en veux pas. Je n’ai pas faim.
– Eh bien, faites semblant ! Et puis laissez-vous habiller ! Votre père vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise ?
Comme par miracle la rebelle se calma. Elle aimait Francesco d’un amour profond, joyeux et confiant. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Léonarde le savait bien. Docilement, Fiora mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Khatoun, sur un signe de la gouvernante, ramassait l’une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir sa maîtresse. Un instant plus tard, Fiora apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d’un beau velours couleur de feuille morte qui s’agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s’achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu’elles recouvraient à demi le dessus de la main.
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