Arrivés là et abrités sous la nappe brodée, les deux compagnons examinèrent la situation. Le plus gros de l’agitation avait la sacristie pour centre et la nef commençait à se vider, certains des combattants choisissant de s’enfuir. Le flot se retirait, abandonnant ses épaves : corps sanglants, épars au milieu des armes inutiles, des voiles de femmes déchirés et piétinés, des fleurs écrasées, des bijoux brisés que des mendiants, rampant comme autant de larves, se hâtaient de récolter. Par les portes monumentales, on apercevait la place ensoleillée d’où venait un effroyable vacarme, preuve que l’on s’y étrillait ferme. On aurait pu croire que toute la ville était là.
– Comment se fait-il que les Médicis soient venus sans gardes ? chuchota Fiora. Où sont Savaglio et ses hommes ? Où est le gonfalonier de justice ? C’est toujours Petrucchi ?
Démétrios haussa les épaules :
– Personne n’aurait imaginé une attaque pendant la messe. Savaglio doit être au palais. Quant à Petrucchi, si j’en crois la Vacca [xxii] Cloche de la prison. Elle sonnait en cas d'incendie ou d'autre catastrophe.
qui se met en branle, il doit être à la Seigneurie, portes bien closes... Viens, j’ai une meilleure cachette pour attendre la fin de tout cela.
Entraînant toujours la jeune femme, le Grec se mit à courir, à demi courbé, tout le long du bas-côté jusqu’au petit escalier sombre qui menait à la Cantoria, la tribune où chanteurs et musiciens se rassemblaient auprès de l’orgue. Celle-ci était vide, mais son désordre proclamait le départ précipité de ses occupants. Les instruments de musique jonchaient le sol, pêle-mêle avec des partitions. Sur un grand lutrin de bronze était étalée la musique d’un motet dont les notes avaient dû s’étrangler dans le gosier des chantres : une bien belle œuvre pourtant, écrite tout récemment par messire Jean Ockeghem, maître de chapelle du roi de France, et envoyée par celui-ci à Lorenzo pour la fête de Pâques. Tout cela abandonné.
– Si l’on s’est battu ici, commenta Démétrios, ce devait être à qui atteindra l’escalier le premier ! Asseyons-nous, si tu veux ? ajouta-t-il avec une soudaine humilité. J’aimerais savoir par quel miracle je te retrouve à Florence... si toutefois tu veux bien me le dire ?
Fiora tira son mouchoir pour essuyer sa figure où la sueur collait la poussière. Il y avait beau temps que son chapeau avait disparu dans la foule et la résille avec le poids de ses cheveux était lourde à porter. Ses yeux gris se posèrent sur le Grec avec une curiosité où entrait de l’amusement. Il avait vieilli ces derniers mois et ses yeux sombres étaient pleins de mélancolie :
– Pourquoi ne le voudrais-je pas ? fit-elle doucement en posant ses doigts sur le poignet noueux de son ancien ami : le sang qui coule ici a-t-il été changé ?
– Je l’ai cru un moment, mais j’en ai été puni car je traîne après moi des regrets qui sont presque des remords !
– Je sais à quoi tu penses. Tu penses à cette malheureuse scène de Morat où nous nous sommes entredéchirés dans la tente vide du Téméraire.
– Bien sûr !
– Il faut l’oublier comme je l’ai oubliée moi-même, Démétrios. Tant d’eau a coulé dans les rivières, tant de nuages ont couru d’un bout à l’autre de mon horizon ! Tu as été content, tout à l’heure, en me revoyant ?
– Quelle question !
– Moi aussi, j’ai été très heureuse. C’était un peu de soleil après les jours noirs que je viens de vivre. Alors, tu vois, c’est la seule chose importante ! Tu es toi, je suis moi, et nous sommes à nouveau l’un près de l’autre.
Sans répondre mais les larmes aux yeux, il mit ses grands bras autour d’elle et la serra contre sa poitrine. Ils restèrent là un instant, sans bouger, attendant que leur commune émotion s’apaise. Jamais encore Démétrios n’avait eu pour Fiora ce geste de père qui retrouve l’enfant qu’il croyait perdu. Leur affection, jusque-là, se passait des gestes et plus encore des mots. Il avait fallu que vienne l’épreuve pour que le Grec comprît la place que cette jeune créature avait prise dans son cœur.
– Et Esteban ? demanda Fiora le nez contre la robe noire du médecin. Sais-tu ce qu’il est devenu ?
– Il est ici avec moi. J’ai cru que je l’avais perdu lui aussi et, après l’anathème dont m’avait frappé dame Léonarde – justifié d’ailleurs ! –, je suis parti droit devant moi sans bien savoir où j’allais.
– Pourquoi n’as-tu pas rejoint le duc de Lorraine ? Ou le roi Louis ?
– Ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de moi et je n’aime pas imposer ma présence. Esteban, lui, a deviné ma détresse. Il m’a rejoint sur la route et il m’a dit : « Si on retournait voir ce que deviennent notre jardin de Fiesole et les tavernes des bords de l’Arno ? » Alors, nous sommes revenus ici...
– Tu n’as pas craint de retrouver ce danger qui nous avait chassés, toi et moi.
– Pas vraiment, car je connais les peuples. La foule en général est versatile, changeante, facile à retourner, et celle de Florence l’est, je crois, plus que toutes les autres. Deux années s’étaient écoulées... et puis, mourir là ou ailleurs ? Je n’avais plus rien à perdre.
– Qu’est-il arrivé alors ?
– Rien. Le seigneur Lorenzo m’a reçu comme un ami retrouvé, logé d’abord à la Badia, puis... chez toi.
– Ai-je donc encore un chez moi ici ?
– Tu as toujours ta villa de Fiesole que Médicis t’a gardée. Nous avons souvent parlé de toi, tu sais, et je crois qu’en dépit de ce que tu as souffert ici, il a toujours espéré que tu reviendrais un jour.
– Et les gens de là-haut t’ont bien accueilli ?
– D’autant mieux qu’une brève épidémie de peste, l’été dernier, m’a permis de me dévouer pour eux. Ceux de Fiesole ne jurent plus que par moi et aussi quelques autres, à Florence... mais, je t’en prie, assez parlé de moi. C’est ton histoire à toi que je désire entendre.
– Aucune vision ne t’a donc visité à mon sujet ? Toi qui savais voir à travers le temps et l’espace ?
– Si, parfois. Mais c’était toujours assez vague parce que tu étais loin de moi et que mon amitié pour toi interprétait mal. Parle, s’il te plaît !
Le silence, à présent, entourait les réfugiés de la Cantoria. Les assaillants de la sacristie n’étaient plus que quelques-uns qui tournaient devant la porte close, se parlant tout bas, comme des loups qui cherchent comment attaquer. Il n’y avait plus personne dans la nef que les rayons crus du soleil de midi pénétraient profondément. Du haut de son refuge et en allant s’adosser à la balustrade, Fiora jeta un regard au tragique spectacle de ces corps abandonnés sur le marbre noir autour de deux larges taches pourpres : le cadavre de Giuliano déjà raidi par la mort dans ses habits de fête et, tout au fond, la forme presque aussi rigide du jeune cardinal foudroyé au pied de cette croix scintillante qu’il étreignait encore... Fiora soupira.
– Jusqu’à ce jour où tout va peut-être s’écrouler de ton univers, tu as au moins trouvé la paix, toi. Ma route, à moi, n’a guère connu que les épreuves mais aussi une grande joie : la naissance de mon petit Philippe.
Une flamme, toute semblable à celle d’autrefois, s’alluma dans les yeux ternis du Grec, et son visage s’illumina :
– Un fils ? Tu as un fils ? Oh, Dieu... quel bonheur !
– Oui. Mais il est possible que je ne le revoie jamais. Se laissant glisser assise contre la balustrade, Fiora entreprit de retracer aussi succinctement que possible ce qu’avait été sa vie depuis que, devant Nancy, s’étaient effondrées la puissance et les armes du dernier Grand Duc d’Occident.
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