— Marianne-Elisabeth d’Assel... nat, de Villeneuve... princesse... Sarta... non, Santa Anna...
— Sant’Anna ! rectifia Marianne impatientée. Puis-je remonter dans ma voiture et reprendre ma route ? Je suis très lasse... et de plus il commence à pleuvoir.
C’était vrai. De grosses gouttes, rondes, lourdes comme des pièces de monnaie, commençaient à tomber, formant autant de petits cratères dans la poussière de la voiture. Mais, sous son bicorne, le gendarme ne parut pas s’en soucier. Il jeta à Marianne un coup d’œil méfiant.
— Vous pouvez remonter, mais ne bougez pas ! Faut que je voie quelque chose.
— J’aimerais bien savoir quoi ? s’insurgea Marianne furieuse de le voir rentrer dans la maison avec son passeport. Est-ce que ce butor s’imagine que j’ai de faux papiers ?
Ce fut un vieux maraîcher, dont la charrette pleine de choux venait de s’arrêter le long de la berline, qui lui répondit.
— Faut pas vous impatienter, M’dame ! C’est comme ça pour tout l’monde et tous les sacrés bons sangs d’jours qu’fait c’sacré bon sang d’ciel ! Sont d’venus tatillons qu’c’est à n’y pas croire ! Moi qui vous cause, j’suis bon pour démolir mon chargement d’choux, des fois que j’cacherais d’dans un sacré bon sang d’conspirateur !
— Mais, enfin, que se passe-t-il ? Il y a eu un attentat ? Un criminel s’est échappé ? On recherche des bandits ?
En fait, Marianne n’était pas loin d’imaginer que Napoléon la faisait rechercher pour la punir de s’être mariée sans son autorisation.
— Rien d’tout ça, M’dame ! Y a seulement qu’ce sacré bon sang d’Savary y s’imagine qu’y a pu qu’lui qu’est un bon sujet d’I’Empereur ! Et j’te fouille, et j’t’interroge. Et qui c’est qui l’a couvé ? Et qui c’est qui l’a pondu ? Y veut tout savoir, c’gars-là !
Le maraîcher eût sans doute continué longtemps ses confidences si le gendarme moustachu n’était réapparu, mais cette fois précédé d’un jeune sous-lieutenant imberbe et tiré à quatre épingles qui vint vers la voiture, salua négligemment et, enveloppant Marianne d’un regard insolemment appréciateur, demanda :
— Vous êtes Madame Sant’Anna, à ce qu’il paraît ?
Outrée du ton employé par ce jeune blanc-bec, Marianne sentit la moutarde lui monter au nez.
— Je suis, en effet, la princesse Sant’Anna, articula-t-elle en détachant bien les syllabes... et on me dit Altesse Sérénissime... ou Votre Seigneurie, au choix, lieutenant ! On dirait que l’on ne vous enseigne pas beaucoup la politesse dans la gendarmerie ?
— Du moment que l’on nous enseigne à faire notre devoir, c’est amplement suffisant, remarqua le jeune homme, nullement ému par le ton hautain de la jeune femme. Et mon devoir, c’est de vous conduire immédiatement chez le ministre de la Police, Altesse Sérénissime... si vous voulez bien prier votre femme de chambre de me laisser la place !
Avant que Marianne, suffoquée, eût pu répondre, le lieutenant avait ouvert la portière et était monté dans la voiture où, machinalement, Agathe se levait pour lui laisser la place près de Marianne. Mais celle-ci retint fermement la jeune fille par le bras.
— Restez là, Agathe ! Je ne vous ai pas ordonné de vous lever et je n’ai pas pour habitude de laisser n’importe qui s’asseoir auprès de moi. Quant à vous, monsieur, j’ai sans doute mal compris ? Voulez-vous répéter ce que vous venez de dire ?
Obligé de se tenir inconfortablement courbé faute de pouvoir s’asseoir, le jeune lieutenant grogna :
— J’ai dit que je devais vous conduire sans délai auprès du ministre de la Police. Votre nom a été déposé à toutes les barrières depuis plus d’une semaine. Ce sont les ordres.
— Les ordres de qui ?
— De qui voulez-vous que ce soit ? Du ministre de la Police, M. le duc de Rovigo, donc les ordres de l’Empereur !
— Cela reste à voir ! s’écria Marianne. Allons donc chez M. le duc de Rovigo, puisque vous semblez y tenir. Je ne serais d’ailleurs pas fâchée de lui dire ce que je pense de lui et de ses subordonnés... mais, jusque-là, j’entends rester maîtresse chez moi ! Faites-moi la grâce d’aller vous asseoir auprès de mon cocher, jeune homme ! Et, pendant que vous y serez, montrez-lui donc le chemin ! Sinon, je vous jure que vous ne me ferez pas bouger d’ici.
— C’est bon ! J’y vais !
De très mauvaise grâce, le jeune gendarme descendit et alla rejoindre Gracchus qui l’accueillit avec un sourire goguenard.
— C’est gentil de venir me tenir compagnie, mon lieutenant ! Vous allez voir comme on est bien ici ! Fait un peu humide peut-être, mais on a plus d’air qu’à l’intérieur ! Et où est-ce que nous allons ?
— Marche toujours ! Et ne fais pas le malin, mon bonhomme, sinon il pourrait t’en cuire ! Allez, en avant ! grogna l’autre.
Pour toute réponse, Gracchus enleva ses chevaux et, mettant pour un moment de côté sa nouvelle dignité de cocher princier, se mit à chanter à tue-tête, avec son plus bel accent de gamin des faubourgs, la vieille marche des soldats d’Austerlitz :
« On va leur percer Le flanc,
Ran tan plan tirelire plan !
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire !... »
Rire ? Marianne, tapie dans le fond de sa voiture, n’en avait aucune envie, mais cette marche belliqueuse, clamée par la voix joyeuse du jeune cocher, lui convenait tout à fait. Elle était bien trop en colère pour avoir peur, même une minute, de ce Savary et de la raison pour laquelle il l’avait fait arraisonner aux portes mêmes de Paris.
A l’hôtel de Juigné où l’on arriva peu après, Marianne comprit qu’il y avait, là aussi, quelque chose de changé. Visiblement, on ravalait. Il y avait partout des échafaudages, des bacs de plâtre, des pots de peinture abandonnés par les ouvriers, leur journée terminée. Malgré cela et malgré l’heure tardive (10 heures venaient de sonner à Saint-Germain-des-Prés) un grand concours de valets en tenue rutilante et de personnages de tous ordres s’agitaient dans la cour et dans les antichambres. De plus, au lieu de conduire Marianne au premier étage, dans l’antichambre poussiéreuse sur laquelle ouvrait le petit bureau, bourré de cartons et si mal meublé, du duc d’Otrante, le jeune lieutenant de gendarmerie la remit à un gigantesque majordome tout en panne rouge et poudre de la maréchale, qui ouvrit majestueusement devant elle un salon du rez-de-chaussée, un salon où tout proclamait une fidélité absolue au goût du Maître. Ce n’étaient que meubles d’acajou massif, victoires et grilles de lion en bronze doré, tentures vert sombre tissées d’abeilles, lustre pompéien et allégories guerrières répétées en stuc sur tous les panneaux. La dernière touche était donnée par un énorme buste de l’Empereur, couronné de lauriers, jaillissant d’une gaine de marbre épaisse comme un pilier et à laquelle Marianne trouva des airs de stèle funéraire.
Au milieu de tout cela, une dame en robe de taffetas mauve et mantelet de velours noir, capote de paille de riz garnie de dentelles de Malines et de branches de lilas, allait et venait avec agitation dans le bruissement de ses soieries. C’était une dame entre deux âges, dont le visage noble et le grand Iront pensif offraient un mélange de douceur et de sévérité mais ce visage-là, Marianne le connaissait pour avoir souvent vu, chez Talleyrand, la chanoinesse de Chastenay, demoiselle de haut rang et de bel esprit dont on disait qu’elle avait eu, jadis, un faible pour le jeune et maigre général Bonaparte.
A l’entrée de Marianne, elle arrêta sa promenade fiévreuse, regarda l’arrivante avec surprise puis, avec une exclamation de joie, se précipita vers elle, les mains tendues :
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