Dans les bras de Jacopo qui ne l’avait pas lâchée, Marianne, maintenant, sanglotait, les nerfs brisés, toute résistance anéantie. Elle ne songeait même pas au ridicule qu’il y avait à pleurer ainsi dans les bras d’un inconnu : elle s’appuyait à lui comme elle se serait appuyée à un mur et elle ne pensait plus qu’à une seule chose : tout était fini ; désormais, rien n’empêcherait le prince d’exercer sur elle la vengeance qui lui plairait et elle ne pouvait plus compter que sur elle-même. C’était bien peu.
Pourtant, elle eut soudain conscience de quelque chose d’anormal : l’étreinte de Jacopo, peu à peu, se resserrait et sa respiration se faisait plus courte. Le corps du garçon, pressé contre le sien, se mit à trembler puis elle sentit qu’une de ses mains glissait sur sa taille, remontait sournoisement le long de son buste et cherchait la rondeur d’un sein...
Elle comprit brusquement que le beau pêcheur cherchait à profiter de la situation tandis que Giuseppe s’était éloigné de quelques pas et attendait, d’un air ennuyé, que la crise de larmes fût passée.
La caresse du pêcheur lui fit l’effet d’un révulsif et lui rendit courage : cet homme la désirait assez pour risquer un geste insensé presque sous le nez de Giuseppe. L’espoir d’une autre récompense le pousserait peut-être à prendre d’autres risques...
Au lieu de gifler Jacopo comme elle en avait envie, elle se serra plus étroitement contre lui, puis, s’assurant que Giuseppe, les bras croisés, regardait ailleurs, se haussa sur la pointe des pieds et, rapidement, posa ses lèvres sur celles du garçon. Ce ne fut qu’un instant, après quoi elle le repoussa mais en plongeant dans le sien un regard chargé de supplication.
Il la regarda s’éloigner de lui avec une sorte d’angoisse, cherchant visiblement à comprendre ce qu’elle espérait de lui, mais Marianne n’avait aucun moyen de le lui exprimer. Le moyen de lui faire entendre, par gestes, qu’elle souhaitait le voir assommer Giuseppe et le ligoter proprement, quand celui-ci revenait vers eux ? Cent fois au cours de ces dernières vingt-quatre heures, elle avait espéré trouver sur le bateau un outil lui permettant d’agir elle-même, après quoi obtenir de Jacopo une obéissance totale eût été un jeu d’enfant sans doute, mais le bonhomme était rusé et se gardait bien. Rien ne traînait sur la tartane qui pût servir d’arme et presque jamais il n’avait perdu Marianne de vue. Il n’avait même pas fermé l’œil de la nuit...
Il n’y avait pas non plus, à portée de sa main, la moindre chose qui lui permît d’écrire, de griffonner à l’intention du pêcheur un appel au secours sur le bois du bateau... en admettant toutefois qu’il sût lire !
Et le jour tomba sans que Marianne eût trouvé le moyen de communiquer avec son étrange amoureux. Assis entre eux deux sur un tas de cordages, Giuseppe avait tourné et retourné son pistolet dans ses mains durant une grande heure, comme s’il devinait qu’une menace planait sur lui. En vérité, toute tentative eût été mortelle pour l’un comme pour l’autre...
La mort dans l’âme, Marianne vit, au crépuscule, l’ancre se relever et la tartane s’engager dans la passe. Malgré l’angoisse qui l’étreignait, la jeune femme ne put retenir une exclamation admirative : l’horizon s’était chargé d’une étonnante fresque bleue et violette où s’attardaient des touches d’or pourpré. C’était comme une couronne aux fantastiques fleurons posée sur la mer, mais une couronne qui lentement s’enfonçait dans la nuit.
L’obscurité tombait vite. Elle était presque totale quand la tartane doubla l’île de San Giorgio et s’engagea dans le canal de la Giudecca. Voilure réduite, elle n’avançait plus qu’à très petite vitesse, cherchant peut-être à passer aussi inaperçue que possible. Marianne, elle, retenait son souffle. Elle avait conscience d’être désormais enfermée dans Venise comme dans un poing fermé et c’était avec une avidité douloureuse qu’elle regardait les grands vaisseaux aux fanaux allumés qui, sitôt passée la Douane de Mer, ses colonnes blanches et sa Fortune dorée, somnolaient au pied de la coupole aérienne et des volutes aux pâleurs d’albâtre de la Salute, dans l’attente des lendemains chargés de vents marins qui les emporteraient loin de cette dangereuse sirène de pierre et d’eau.
Le petit navire vint mouiller à l’écart du quai, près d’un groupe de bateaux de pêche, et Marianne, profitant de ce que Giuseppe s’éloignait enfin pour se pencher sur la lisse, s’approcha vivement de Jacopo occupé à ferler ses voiles et posa sa main sur son bras. Il tressaillit, la regarda puis, abandonnant ses toiles, chercha aussitôt à l’attirer à lui.
Elle secoua la tête, doucement, puis eut un geste violent du bras, désignant le dos de Giuseppe, essayant de faire comprendre qu’elle voulait être débarrassée de lui très vite... tout de suite !
Elle vit alors Jacopo se raidir, regarder tour à tour l’homme auquel, sans doute, il devait obéir et la femme qui le tentait. Il hésitait, visiblement partagé entre sa conscience et son désir... Il hésita une seconde de trop : déjà Giuseppe se retournait, revenait vers Marianne.
— Si Madame veut se donner la peine, murmura-t-il, la gondole l’attend et nous devons nous hâter...
Deux têtes, en effet, apparaissaient au-dessus du bordage. La gondole devait être tout contre la tartane et, désormais, il était trop tard puisque Giuseppe avait du renfort.
Avec un haussement d’épaules dédaigneux, Marianne tourna le dos à ce garçon devenu d’un seul coup sans le moindre intérêt, alors qu’un instant elle avait été jusqu’à envisager de se donner à lui en échange de sa liberté, sans plus hésiter que jadis sainte Marie l’Egyptienne envers les bateliers dont elle avait besoin.
Le long de la tartane, en effet, une mince gondole noire attendait. Sa proue relevée et les dents d’acier qui l’armaient la faisaient ressembler à quelque minuscule drakkar.
Sans même un dernier regard à la tartane, Marianne escortée de Giuseppe alla s’installer dans le felze, sorte de boîte noire garnie de rideaux, où les passagers prenaient place dans un large fauteuil bas à double dossier, et la gondole, sous l’impulsion des longs avirons, glissa sur l’eau noire. Elle s’engagea dans un étroit canal au flanc de la Salute dont la croix d’or continuait de veiller silencieusement sur la santé de Venise depuis la grande peste du XVII esiècle.
Giuseppe se pencha et voulut tirer les rideaux de cuir noir :
— Que craignez-vous ? coupa Marianne avec dédain.
Je ne connais pas cette ville et personne ne m’y connaît ! Laissez-moi au moins la regarder !
Giuseppe hésita un instant puis, avec un soupir résigné, vint reprendre sa place aux côtés de la jeune femme, laissant les rideaux dans leur position première.
La gondole tourna et se lança sur le Grand Canal. Cette fois, Marianne s’aperçut que le magnifique fantôme était une cité vivante. De nombreuses lumières brillant aux vitres des palais, chassaient, par endroits, les ténèbres. L’eau miroitante, alors, étincelait de paillettes d’or. Par les fenêtres ouvertes sur la douceur de cette nuit de mai, les échos des conversations, les accords de musique s’évadaient pour peupler la nuit. Un grand palais gothique ruisselait de lumières sur un air de valse auprès d’un jardin dont les retombées luxuriantes trempaient dans le canal. Une troupe de gondoles attachées ensemble dansait au rythme des violons, devant les marches majestueuses d’un escalier qui semblait monter des profondeurs mêmes des flots.
Du fond de son réduit obscur, la prisonnière de Giuseppe aperçut des femmes en toilettes brillantes, des hommes élégants mêlés à des uniformes de toutes couleurs dont le blanc autrichien n’était pas exclu. Elle crut sentir les parfums, entendre les éclats de rire. Une fête !... La vie, la joie !... Et puis, tout à coup, il n’y eut plus rien que la nuit et une vague odeur de vase : la gondole, tournant brusquement, s’était engagée dans un mince rio encaissé entre les façades muettes.
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