Il la voyait cavalcadant à la tête des bandes de paysans qu'elle conduisait au combat. Il la voyait se traînant comme un oiseau blessé, pourchassée par les gens du Roi... Là commençait le mystère qu'il ne sonderait jamais peut-être, et il s'indignait, admettant que dans cette sorte de transmutation qu'elle avait subie, là aussi, résidait l'éternel féminin. La jalousie qu'il avait éprouvée en la voyant se dévouer pour ses amis, en découvrant sa fille à elle et la tendresse farouche qu'elle lui portait, aussi en l'apercevant agenouillée, bouleversée, devant le Protestant, sa main posée doucement sur l'épaule nue du blessé, était plus corrosive que s'il l'avait surprise cynique, entre les bras d'un amant. Au moins l'aurait-il méprisée et il aurait su ce qu'elle valait. Et il l'aurait prise pour ce qu'elle était. De quelle nouvelle pâte était-elle modelée ? Quel ferment nouveau ajoutait à sa beauté mûrie et comme exaltée par le soleil de l'été de sa vie, ce rayonnement tendre et chaleureux qui donnait envie de poser un front meurtri sur son sein, d'écouter sa voix dire des choses douces et réconfortantes ?
Un genre de faiblesse qu'il avait rarement éprouvé... Pourquoi fallait-il que ce soit cette violente, cette amazone, cette insolente à la langue prompte, cette femme sensuelle et hardie qui l'avait trompé sans vergogne, qui le lui inspirât ?
Et, comme le soleil disparaissait à l'horizon, Joffrey de Peyrac trouva l'une des clés qui, à son grand étonnement, lui donnait le secret du comportement d'Angélique, en maintes circonstances.
« Oui, elle est généreuse », se dit-il.
Ce fut comme un mirage.
La nuit tombait. Les enfants ne voyaient plus la mer ni les baleines. On entendait leurs petits pieds dévaler les échelles pour regagner l'entrepont.
Angélique, immobile regardait au loin.
Il était sûr qu'elle regardait vers lui, par-delà l'ombre qui s'amassait.
« Elle est généreuse. Elle est bonne. J'ai tendu des pièges à sa méchanceté et elle n'y a pas trébuché... C'est pour cela qu'elle ne m'a pas reproché d'être la cause de ses malheurs. Et c'est pour cela qu'elle est prête à souffrir de ma part des injustices et des reproches, plutôt que de me jeter à la face cette chose horrible qu'elle croit savoir, que je suis responsable, moi le père, de la mort de mon fils Cantor. »
Chapitre 26
Dans le calme de sa cabine et de la nuit – et le calme si rare de la mer, qui berçait sa songerie, il revécut l'épisode dramatique du cap Passero. L'on aurait été bien étonné à l'époque d'apprendre que le combat et la défaite de l'escadre française qui avaient tant ému les cours d'Europe avaient été déterminés par la présence dans « la maison » de l'amiral de Vivonne, d'un petit page de neuf ans !
*****
Lorsqu'il avait joint l'escadre française, au large de la Sicile, le pouvoir du Rescator était alors incontesté. L'ancien bagnard estropié de Marseille avait partout des complicités et des alliés. Pour parvenir à ce résultat, bien que naviguant pour affaires, il avait dû équiper son chébec en navire de guerre. Combats avec les uns ou les autres se présentaient fréquemment. Il avait mis au pas quelques pirates, non des moindres, tel le sournois Mezzo Morte. Il avait dû riposter à son grand regret à des attaques des chevaliers de Malte qui persistaient à voir dans ce corsaire masqué dont on ignorait le nom et les origines, un vulgaire renégat au service du Grand Sultan de Constantinople. Les apparences leur donnaient raison contre lui. Il n'y avait pas de place alors pour un moyen terme entre la Croix et le Croissant. On était ou pour l'une ou pour l'autre. Or Joffrey de Peyrac, une fois de plus, s'accommodait d'un troisième signe, son écu d'argent frappé symbolique, sur l'étamine rouge de son pavillon. Il n'ignorait pas non plus qu'en prenant la mer, l'escadre commandée par le duc de Vivonne avait pour but une expédition punitive dont lui-même demeurait l'un des objectifs les plus pressants. Car son action avait terriblement gêné Louis XIV et avait aussi ébranlé quelques grosses fortunes françaises fondées sur le troc avec le Proche-Orient de produits manufacturés de basse qualité qu'on ne parvenait pas à écouler en France. Joffrey de Peyrac avait donc envoyé ses espions se renseigner avec un soin particulier de l'itinéraire prévu par l'escadre royale française, de ses effectifs, et il leur avait recommandé de dresser un rôle aussi précis que possible des occupants des galères françaises. C'est ainsi qu'en détaillant la « maison » de l'amiral Duc de Vivonne, ses yeux tombèrent sur un prénom qui le rendit rêveur : Cantor de Morens, page.
Cantor ! N'était-ce pas aussi le prénom du fils qui lui était né après sa pseudo-exécution et dont il avait appris l'existence par la lettre du révérend père Antoine, reçue à Candie ? Durant les années précédentes, Peyrac s'était parfois demandé si l'enfant qu'attendait Angélique avait été un garçon ou une fille.
Souci alors mineur parmi tous ceux qui l'assaillaient. Ç'avait donc été un garçon. Quand il l'avait su, la nouvelle n'avait pas tellement retenu son attention, tant il était alors sous le coup d'une plus cuisante annonce : celle du remariage de sa femme. Mais maintenant, devant ce nom surgi inopinément, il méditait : Cantor de Morens... Il ne pouvait donc s'agir que de ce fils « posthume ». Il fit prendre d'autres renseignements et le doute fut écarté. L'enfant était bien âgé de neuf ans. C'était le beau-fils du maréchal du Plessis-Bellière.
L'intention première du Rescator était été de se dérober aux intentions belliqueuses de l'amiral de Vivonne. Prévenu, il irait se retrancher au delà de Candie et de Rhodes, et attendrait pour reprendre ses croisières que l'escadre eût fini de patrouiller et se lassât de poursuivre un fantôme.
Mais la présence du petit Cantor transforma ses projets. La mer lui envoyait son fils. Chaque heure, chaque jour, le désir de se trouver en face de cette incarnation de son passé l'envahit. Son fils et le fils d'Angélique. Conçu par une de ses nuits toulousaines, folles et délicieuses, dont il n'arrivait pas à rejeter entièrement la nostalgie. C'était un peu avant leur départ pour Saint-Jean-de-Luz où il avait été sournoisement arrêté par les sbires du Roi, que la petite vie avait dû commencer à se développer en elle. Au sein de sa chair douce et féconde, dont l'émoi hantait ses souvenirs. Voir ce fils, né de leur amour brisé.
Et, surtout, le reprendre.
Implacable, sa volonté se fit jour. Il avait remarqué avec aigreur qu'on avait nommé l'enfant Morens et non Peyrac et qu'on lui devait considération, non parce qu'il était le fils d'un grand seigneur d'Aquitaine, mais seulement le beau-fils du maréchal du Plessis. Le Rescator donna aussitôt l'ordre d'appareiller. Il arriva en vue de l'escadre française. Il voulait parlementer, offrir un échange. Mais l'amiral de Vivonne apprenant que le pirate qu'il avait ordre de couler corps et biens avait encore l'audace de venir ainsi jusqu'à lui, fit jeter son plénipotentiaire à la mer et lui envoya sans sommation une bordée de francs boulets. Touché dans ses œuvres vives, l'Aigle des Mers connut un mauvais quart d'heure. De plus il était contraint d'engager le combat. Heureusement, les lourdes galères manœuvraient comme des sabots lestés de cailloux. Sur l'une d'elles se trouvait Cantor. Joffrey de Peyrac s'arrangea pour l'isoler des autres mais dans le feu du combat, la galère fut irrémédiablement atteinte. Fou d'inquiétude, sachant avec quelle rapidité un navire disparaît dans les flots, raide comme une pierre, il avait envoyé ses janissaires les plus dévoués à l'abordage, afin de trouver à tout prix l'enfant parmi les passagers réunis à l'arrière et dont certains commençaient à se jeter à l'eau.
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