Anne Golon - Angélique et le Nouveau Monde Part 1
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Seul, continuait à se détacher du lot, le coureur de bois canadien Nicolas Perrot, plus que jamais omnipotent et indispensable qui avait le don de surgir au moment opportun pour lui rendre service. Il allait à pied, de préférence, du pas infatigable et silencieux des Indiens, son fusil, crosse en l'air, contre l'épaule. Il passait souvent, en avant, pour préparer la piste et le campement du soir. Angélique avait l'impression que ce garçon à la fois paisible et mystérieux pourrait lui rendre accessible tout ce qui l'effrayait, mais sans doute aurait-il été fort étonné d'apprendre les pensées de la jeune femme car tout ce qui entourait Nicolas était familier à ce Canadien : un arbre était un arbre, rouge ou non qu'importe, une rivière était une rivière, un Indien un Indien, l'important était de déterminer très rapidement s'il s'agissait d'un ami ou d'un ennemi. Un ami était un ami, un ennemi était un ennemi, un scalp était un scalp, une halte autour d'un calumet bourré de tabac, la plus excellente chose du monde, une flèche dans le cœur, la plus désagréable.
C'est en cela qu'il était simple et son mystère ne lui venait que de cette connaissance qu'il avait de choses étranges et inusitées. Il n'en était pas conscient. Angélique regretta qu'il ne fût pas dans les parages. Elle lui aurait demandé le nom des plantes aperçues le long de la piste. Certaines lui étaient connues, d'autres pas. Elle lui aurait demandé comment on pouvait envisager de nourrir des chevaux dans un pays où il n'y avait pas de prairies, pas de clairières et où le sous-bois n'était que taillis, feuilles mortes et branches tombées, sans herbe. Elle devinait que cette question des chevaux le tracassait. Il lui avait déjà expliqué longuement que, dans ces régions, les seules voies de pénétration étaient les rivières, et les seuls moyens de transport, les petits canoës indiens en écorce de bouleau que l'on peut charger sur sa tête au passage des rapides, pour les remettre ensuite en eaux calmes, un peu plus loin. « Mais évidemment, avec des chevaux et des femmes !... » disait-il en hochant la tête.
La forêt s'achevait, couleur de couchant pourpre entre des pans de rochers qui se rétrécissaient de plus en plus pour former une sorte de défilé. De l'eau descendait par gradins à leur rencontre, mais cette fois la côte ne fut pas trop difficile à gravir. Avant de continuer sa route, Angélique, cette fois, fit halte et se retourna pour jeter un coup d'œil aux membres de la caravane, qui, certains à cheval, d'autres à pied, s'extrayaient les uns après les autres de la ravine comme d'un puits.
Elle nota leur démarche pesante. Tous, même les jeunes, paraissaient accablés de fatigue et de chaleur.
Honorine, la petite fille de trois ans, elle, dormait les bras passés autour de la taille de sa mère, contre son dos. À l'emplacement où s'appuyait la joue ronde de l'enfant, Angélique éprouvait une sensation de brûlure. Le moindre contact était presque insupportable par cette chaleur intense qu'apportait l'air sec et frémissant.
La sueur ruisselait sur son échine et collait ses vêtements à sa peau. Malgré son chapeau à larges bords, sa nuque était douloureuse.
Un des hommes de la caravane parvint à sa hauteur et la dépassa avec un vague salut. Il n'avait même pas relevé la tête, ses pas traînants laissaient au sol un petit sillage de poussière soulevée. Angélique regarda encore en arrière. Elle ne voyait pas Cantor et s'inquiétait pour son fils cadet.
Les hommes passaient les uns après les autres courbés sous le poids de leurs charges. Certains, étrangers, parlaient, anglais entre eux. Ils jetaient en passant un regard bref à la jeune femme, au bord de la sente sur son cheval, saluaient parfois, mais ne s'arrêtaient pas. Au cours de ces trois semaines, Angélique avait seulement appris, en observant ces hommes, choisis par le comte de Peyrac pour l'accompagner dans son expédition vers l'arrière-pays du continent américain, qu'ils étaient de nature peu causante, d'une endurance à toute épreuve et d'un grand dévouement à leur chef. C'étaient des brutes et il ne fallait pas être grand devin pour comprendre que chacun en lui cachait un secret. Cette espèce d'hommes n'était pas inconnue à Angélique. Elle savait aussi qu'on ne l'apprivoise pas facilement. Elle verrait plus tard à les aborder. Sa tâche de mener un cheval rétif, de veiller sur sa petite fille et sur ses quelques amis huguenots qui l'accompagnaient, requérait toutes ses forces. Malgré l'habitude qu'elle avait des longues chevauchées par forêts, monts et vaux, elle avait eu des moments d'inquiétude. Elle se souvenait de l'expression dubitative de son mari lorsqu'elle l'avait supplié de l'emmener et commençait de comprendre. L'aventure qui les attendait dans l'arrière-pays de la province du Maine où le comte de Peyrac avait décidé d'exploiter les mines d'or et d'argent, cette aventure, maintenant elle le comprenait, serait hérissée de difficultés inconnues, imprévisibles, à l'exemple de cette piste qu'ils suivaient depuis de si longs jours.
Des Indiens passaient aussi, hommes et femmes, laissant dans l'air surchauffé un relent fauve. Ils s'étaient mêlés à la caravane, lorsque celle-ci atteignit les rives du fleuve Pénobscot. Ils appartenaient à une petite tribu de race abénakise, les Métallaks qui, à la suite d'une expédition de traite sur les rives de l'océan, regagnaient leurs terrains de chasse habituels du côté du lac Umbagog. Ils avaient demandé la protection du comte de Peyrac dans leur voyage, craignant les rencontres possibles avec les Iroquois, l'ennemi cruel et héréditaire, qui ravageaient souvent leurs contrées durant la saison d'été. M. Jonas, l'horloger rochelais, survint à son tour, tenant par la bride son cheval. Il s'arrêta, ôtant son chapeau. Il en essuya soigneusement la coiffe, puis son front, puis ses lunettes.
– Ouf ! la côte est rude ! Et dire qu'il y en a vingt comme cela à grimper par jour !...
– Votre femme n'éprouve-t-elle pas trop de difficultés ?
– J'ai demandé à un homme de l'aider pendant la grimpée. Un faux pas et j'aurais craint que ma pauvre femme ne se fasse broyer par une cataracte... Ah ! les voici !
La bonne dame rochelaise les rejoignit. Le jeune Breton Yann Le Couénnec, un homme de Gouldsboro, assez obligeant, guidait son cheval. Mme Jonas était cramoisie, mais montrait de la bonne humeur ; forte et accorte femme dans la cinquantaine, elle s'était révélée une cavalière endurante.
– Ça me change de mon arrière-boutique de La Rochelle, disait-elle.
Et elle avait expliqué à Angélique que fille de gros fermiers elle avait eu une jeunesse rustique.
– Avez-vous vu Cantor ? lui demanda Angélique.
– Oui, il aide Elvire qui n'est pas très bonne cavalière. La pauvre petite ! Je me demande l'idée qui lui a pris de nous accompagner dans cette aventure, avec ses deux fils, plutôt que de rester à Gouldsboro. Il est vrai que c'est notre nièce et que nous sommes sa seule famille !...
Cantor apparut au bord du ravin et Angélique éprouvait de la fierté à voir surgir sa silhouette d'adolescent, bien découplée, guidant d'une main sûre le cheval sur lequel une jeune femme se cramponnait ainsi qu'un petit garçon de six ans.
Elvire paraissait effrayée et avoua que c'était surtout le bruit des chutes d'eau qui lui faisait peur. Maintenant elle allait reprendre son chemin sans aide. Elle remercia gentiment Cantor et demanda si l'on avait vu son fils aîné Barthélémy qui avait huit ans. Angélique la rassura. Barthélémy était devant avec Florimond qui l'avait pris en charge et que l'enfant ne quittait plus d'une semelle.
Le groupe des Rochelais s'ébranla et Cantor les observa en hochant la tête tandis qu'ils s'éloignaient.
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