— Je ne vous ai jamais permis d’en douter, assura-t-il avec une mauvaise foi masculine, inconsciente sans doute mais si flagrante que Sylvie ne put s’empêcher de rire.
— Mais vous ne faites que bouder depuis que vous êtes monté dans cette voiture… J’ai même cru un moment que vous m’en vouliez.
— Mais je vous en veux ! Ne pouvez-vous comprendre quelle douleur, quelle honte j’éprouve à condamner un homme que j’aime plus qu’un frère à un sort si cruel ? Tout à l’heure, je me suis retrouvé auprès de vous étourdi, assommé par ce qui m’arrivait. Je ne pensais qu’à cette porte refermée sur lui, au claquement sinistre des verrous… à ce masque enfin qu’il porte à ma place. La joie de vous revoir passait au second plan, mais si je dois aussi renoncer à vous…
Sylvie tendit la main, rencontra un poing crispé qu’elle recouvrit de ses doigts :
— J’ai dit que je ne vous accompagnais pas ; je n’ai jamais dit que je ne vous rejoindrais pas. N’avais-je pas juré d’être à vous si vous reveniez vivant ?
L’instant d’après elle était dans ses bras avec, contre sa joue, un visage humide et barbu dont les lèvres cherchaient les siennes.
— Jurez-le encore ! exigea-t-il entre deux baisers si ardents qu’en dépit du bonheur éprouvé, Sylvie détourna la tête au prix d’un effort de volonté.
— Nous arrivons. N’oubliez pas que Philippe ignore toujours ce que nous sommes l’un pour l’autre ! Je ne voudrais pas qu’une révélation inattendue…
La voiture s’engageait dans le chemin de terre dont les cahots lui coupèrent la parole.
— Vous n’avez pas juré.
— Le faut-il vraiment ?
Ce fut elle, alors, qui revint contre lui pour un dernier baiser, avant de s’écarter avec la conscience cruelle que des mois s’écouleraient sans doute avant que tous deux ne goûtent de nouveau ce bonheur. Il dut le ressentir aussi car il soupira :
— Un jour viendra-t-il enfin où nous ne nous séparerons plus ?
— Ce jour est proche, n’en doutez pas, mon cœur, affirma-t-elle soudain envahie de certitude. Bientôt nous serons ensemble là où le monde nous oubliera…
Un moment plus tard, deux cavaliers quittaient la ferme en ruine pour s’engager dans un chemin qui, par Saluzzo et Cuneo, les conduirait à Menton et à la mer libre. Puis ce fut le tour de la voiture emportant Sylvie et Perceval vers Turin où les pauvres recevraient une généreuse aumône. Sylvie avait de grands mercis à dire au Seigneur…
CHAPITRE 14
LES AMANTS DU BOUT DU MONDE
Le mariage de Marie de Fontsomme avec Anthony Selton eut lieu dans la chapelle du château de Saint-Germain dans les premiers jours du mois d’avril 1672, en présence du Roi, de la Reine, de toute la Cour et du duc de Buckingham venu représenter le roi Charles II et combattre aux côtés de la France dans la guerre de Hollande qui allait commencer. Un très brillant mariage symbolisant en quelque sorte le traité de Douvres, dernière œuvre de la charmante Madame, duchesse d’Orléans, si tôt et si cruellement disparue ! L’atmosphère n’en était pas moins étrange dans la chapelle pleine de fleurs et de lumière où Marie, ravissante dans une robe de satin blanc parfilée d’argent et brodée de perles, fut conduite à l’autel par son frère le jeune duc de Fontsomme, miraculeusement échappé aux prisons ottomanes et dont les aventures passionnaient les salons depuis son retour. Aventures soigneusement élaborées et mises au point dans la « librairie » du chevalier de Raguenel dont la vaste culture – l’imagination aussi ! – s’était révélée d’un grand secours durant les entretiens subis par le jeune homme dans les cabinets ministériels. Tout s’était passé à merveille et le Roi lui avait rendu sans la moindre difficulté – peut-être même avec une sorte de soulagement ? – les titres et biens si aventurés dans l’affaire Saint-Rémy.
Le bonheur des fiancés, l’éclat du royal décor, c’était le côté positif de l’événement. Le négatif, c’était l’absence de la duchesse de Fontsomme à qui le Roi ne permettait toujours pas de reparaître devant lui et qui, à cette même heure, priait pour le bonheur de sa fille au milieu des moniales au couvent de La Madeleine, cher à son amie la maréchale de Schomberg venue discrètement l’y rejoindre. C’était la mine affreuse de la Reine en deuil de sa dernière fille, une petite Marie-Thérèse de cinq ans, morte un mois plus tôt, et qui, sans joie aucune, se retrouvait enceinte une fois de plus. C’était les larmes de Mademoiselle, inconsolable du sort fait à son bien-aimé. Celles aussi, brillantes de colère, de Buckingham lorsqu’il posait les yeux sur la princesse allemande, plantureuse et un rien vulgaire, épousée depuis le dernier automne par le duc d’Orléans : on l’appelait à présent Madame et le jeune duc le ressentait comme un soufflet, incapable qu’il était d’oublier celle qui avait porté ce titre avec tant de grâce… C’était enfin l’imminence du départ pour la guerre. Le Roi allait partir pour rejoindre Turenne et Condé déjà en campagne, et, si tous ceux qui le suivraient se réjouissaient à la perspective de se couvrir de gloire, les femmes, elles, se demandaient combien en reviendraient et en quel état ? Une seule éclatait de rayonnant orgueil : la marquise de Montespan dont l’emprise sur le Roi était maintenant absolue. Dans deux mois elle irait accoucher discrètement, dans le manoir du Génitoy près de Lagny. Pour l’heure, ses robes somptueuses ne cachaient rien de l’enfant à venir. Ce mariage – tout au moins l’éclat qu’on lui donnait ! – était son œuvre. Si, à sa surprise, elle n’avait pas obtenu la présence de M me de Fontsomme, elle s’y comportait en sœur aînée et entendait que nul ne l’ignore. À la réception nocturne qui suivit – le mariage avait été béni à minuit selon la coutume –, elle couvrit ostensiblement le jeune couple de sa protection, ce qui valut à Marie un entretien avec Louis XIV :
— Vous nous quittez pour l’Angleterre, lady Selton, dit-il, et nous en avons du regret. Mon frère Charles gagne ce que nous perdons et nous ne pouvons que l’envier. Avez-vous l’intention de saluer la duchesse votre mère avant votre départ ?
— Oui, Sire. Dès demain.
— Un bruit court à son sujet : elle aurait renoncé au monde et, pour que son éloignement en soit plus grand encore, elle aurait choisi un couvent perdu de Bretagne ?
— Les Bénédictines de Locmaria, Sire, jadis sous la généreuse protection de feu madame la duchesse de Vendôme…
— La duchesse protégeait bien des couvents. Pourquoi celui-là et pourquoi si loin ?
— Le Roi veut dire : si loin de la Cour ? C’est l’une des raisons, Sire. Les autres étant que, là-bas, elle se sentira plus près de mon frère qui va commander en second – par la grâce de Votre Majesté – le Terrible de M. Duquesne. De moi aussi en quelque sorte, puisque je vais passer la mer dont elle sera proche. Enfin, elle désire surtout que le monde… et le Roi l’oublient, ajouta la jeune fille avec une soudaine audace.
Louis XIV, pourtant, ne se fâcha pas. Il eut même un sourire un peu mélancolique :
— Comment lui donner tort ? soupira-t-il. La vie ne l’a pas ménagée et nous non plus, mais le règne oblige et isole. Dites-lui tout de même… qu’en dépit de ce qu’elle peut penser, il nous arrive de rencontrer, dans nos palais, l’ombre d’un petit garçon qui porte une guitare trop grande pour lui, un petit garçon qui l’aimait beaucoup…
Il tendit sa main chargée de diamants aux lèvres de Marie, salua son époux avec grâce puis alla rejoindre M me de Montespan qui l’observait discrètement derrière son éventail.
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