— C’est que… j’ai une mission à remplir… loin d’ici. Une mission dont on ne m’a pas caché qu’elle serait difficile.
— … mais que l’Ordre pourrait faciliter ? Voulez-vous que je vous dise de quoi il s’agit ? Thibaut de Courtenay vous a chargé de retrouver la Vraie Croix là où il l’a cachée avant le désastre de Hattin. Je vous vois mal y aller seul quand un navire de l’Ordre pourrait vous porter et des frères vous escorter. À cette heure, par l’action de l’empereur Frédéric II et surtout la dernière croisade menée par le comte Thibaud de Champagne et Richard de Cornouailles, le royaume franc existe à nouveau et nos frères relèvent leurs forts châteaux…
L’air de plus en plus malheureux, Renaud oscillait d’un pied sur l’autre, ne sachant trop comment dire les choses et craignant par-dessus tout de blesser ce grand vieillard qui l’accueillait si bellement. Il se décida tout de même, croyant deviner qu’avec frère Adam la vérité était encore la meilleure solution.
— C’est que… si je vais là-bas avec le Temple, c’est à lui que je devrai remettre la Sainte Relique ?
— Cela me semble naturel. En campagne, l’Ordre a toujours fourni la garde de la Croix et c’est le Sénéchal qui a donné consigne de l’enterrer dans un endroit qui devait rester ignoré de tous et n’être révélé à quiconque même sous la torture.
— Je sais. Je l’ai lu ici, soupira Renaud en désignant le gros manuscrit. Cependant… sire Thibaut désire qu’elle soit portée au roi Louis seul digne selon lui de la recevoir…
— Seul digne ? articula le Commandeur. Et nous ?… Je croyais que Thibaut aimait l’Ordre et lui était fidèle en dépit de son exclusion ?
— Je le pense aussi. Pourtant il devait avoir ses raisons. Il a parlé… d’obscurités mais il ne m’a pas dit à quoi il faisait allusion.
— Ah !
— Et je dois, moi, obéir à ses volontés dernières. Voilà pourquoi je n’ai pas le droit de devenir Templier.
— Je vois, mais… en auriez-vous l’envie ?
Ce ne fut pas facile parce que le malheureux ne savait plus que faire de lui-même. Pourtant, une fois de plus, il prit le parti de la vérité.
— Je… non !… Que Votre Seigneurie veuille bien me pardonner mais, avant qu’il ne m’advînt ce malheur qui a détruit tout ce qui était ma vie, j’étais un garçon comme les autres avec une grande envie de porter l’épée et la lance, d’accomplir de hauts exploits…
— C’est tout juste ce dont rêve un Templier de bonne venue !
— Sans doute, mais j’aimerais aussi… servir les dames !
Devant la mine naïvement émerveillée du jeune homme, Adam Pellicorne ne put s’empêcher de rire :
— « Les » dames ? Savez-vous que votre grand-père n’en a jamais aimé qu’une seule pour l’amour de laquelle il a refusé toutes les autres, se gardant pur sous un ciel torride où c’est peut-être la chose la plus difficile du monde ?
— Tant que cela ? Les Templiers, il me semble, font vœu de chasteté et s’y tiennent. Du moins c’est ce que je crois. En outre, sire Thibaut n’était-il pas guidé aussi par son dévouement au roi lépreux qui, lui, n’avait pas droit à l’amour ?
— Décidément, vous savez bien des choses car c’est la vérité. Mais revenons à vous ! Avez-vous une douce amie ?
— Non, répondit Renaud un peu trop vite parce qu’un visage venait de s’interposer entre lui et l’austère décor illuminant les piliers trapus et la voûte basse.
Mais, si frère Adam s’en aperçut, il ne fit aucun commentaire autre qu’une bienveillante conclusion :
— Nous pourrons en parler à loisir. Rien ne presse, je suppose ? Le roi Louis, que Dieu garde, songerait à partir en croisade. Vous voyez que bien des possibilités vous seront offertes. En attendant, voilà la cloche du souper ! Allons nous laver les mains et passons à table ! Ensuite nous entendrons complies et vous irez dormir ! La nuit, je l’ai souvent remarqué, peut apporter conseils et solutions…
Mais il était écrit que ce paisible programme verrait sa réalisation différée. Comme frère Adam achevait sa phrase, la cloche du portail fut agitée avec frénésie tandis que le lourd battant en cœur de chêne résonnait sous des poings ferrés éveillant une rumeur dans le couvent. Le sergent de tout à l’heure apparut presque aussitôt, l’air effaré :
— C’est le bailli de Châteaurenard, sire Commandeur. Il a des hommes d’armes avec lui et réclame un prisonnier évadé qui se serait réfugié chez nous !
— Le bailli de Châteaurenard ? tonna frère Adam en se recoiffant du chapel de feutre blanc, sans bord, qui l’attendait sur le bras de sa chaire. Qu’on l’amène ici ! Mais seul ! Si obtus qu’il soit, il doit savoir que ses soldats n’ont pas le droit de pénétrer dans cette maison !
Devant l’écroulement de ses rêves et l’inanité de tant d’efforts, Renaud ne put retenir un gémissement :
— Allons ! Tout est fini ! Mais peut-être puis-je me cacher ?
— Pour que je puisse mieux mentir ? Un Templier ne ment pas, mon garçon. Tout au moins celui qui est digne de l’être ! Restez là !
L’attente fut brève. Frère Adam l’employa à aller s’asseoir sur son siège de Commandeur tandis qu’en belle ordonnance, les chevaliers au manteau blanc entraient et prenaient chacun sa place. Renaud resta seul au milieu de la salle avec l’affreuse impression de se retrouver au tribunal sentence reçue en attendant que le bourreau vienne le chercher.
De tourmenteur, Jérôme Camard avait assez l’allure. Le dos un peu voûté comme ceux qui grandissent mal, il cachait sous sa maigreur une force dangereuse et sous son chaperon noir une figure dont l’asymétrie n’eût peut-être pas été déplaisante sans la ligne mince et sinueuse de la bouche et l’incessante activité des yeux sans couleur définie qui semblaient vouloir observer toutes choses à la fois. Et naturellement, le pauvre Renaud eut le privilège d’arrêter ce regard :
— Ah, voilà qui est bien ! s’exclama le bailli avec satisfaction. Je vois avec plaisir que la justice du Roi a droit de cité dans nos bonnes commanderies du Temple !
Il s’avançait déjà pour ramasser son gibier qui fasciné comme l’oiseau par le basilic semblait changé en pierre quand la voix de frère Adam le cloua sur place :
— On ne vous a jamais appris à saluer ? gronda-t-elle. Ou bien avez-vous oublié qui vous êtes ?
Saisi de plein fouet, Camard s’exécuta maladroitement, mais sans oublier de rappeler son titre de bailli royal…
— Pour Châteaurenard et encore pas tout entier ! Ce qui veut dire que vous n’avez rien à faire ici puisque vous êtes hors de votre juridiction, la Commanderie Saint-Thomas-du-Temple étant enclavée dans le comté de Joigny. Et le comte est coseigneur de Châteaurenard.
— Je représente le Roi et le Roi est partout chez lui.
— Pas ici ! Nos bonnes commanderies comme vous osez le dire dépendent du Grand Maître qui est en Terre Sainte et le Grand Maître du Pape ! Que voulez-vous ?
— Vous devez le savoir, sire Commandeur, puisque vous m’offrez dès l’entrée ce que je suis venu chercher, persifla le bailli qui reprenait de l’assurance en dépit des trente paires d’yeux rivés sur lui.
— Nous ne vous offrons rien ! Nous attendons au contraire que vous vous expliquiez. Que cherchez-vous ici ?
— Cet homme qui, voici peu de jours, a échappé à la potence que méritait son crime : il m’a volé et tué sa mère !
— Vraiment ? Consentirez-vous au moins à prononcer son nom ? C’est trop facile de pointer un doigt sur le premier venu en clamant qu’on le recherche !
— S’il n’y a que cela !… Veuillez s’il vous plaît remettre à ma justice le nommé Renaud des Courtils…
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