Juliette Benzoni - Le Gerfaut

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Gilles Goëlo, bâtard voué par sa mère au sacerdoce, s'échappe du collège de Vannes où il achève ses études, après avoir rencontré une jeune aristocrate pauvre, Judith. Malgré son orgueil et le dédain qu'elle manifeste à un bâtard, elle donne trois ans à Gilles pour devenir digne d'elle. Un an après, il s'embarque pour l'Amérique, rejoint les armées de La Fayette et s'y couvre de gloire, soldat sans peur ni pitié, homme de proie et de chasse. Les Indiens le nomment le Gerfaut, comme le seigneur qui fut sans doute son lointain ancêtre... Gilles découvre alors le pouvoir qu'il a sur les femmes et le besoin qu'il a d'elles, surtout à travers la passion que lui inspire Sité, une très belle Indienne.
Gilles a-t-il oublié son serment de fidélité à La Fayette ? Renonce-t-il à jamais à retrouver son père ? Va-t-il trahir la promesse faite à Judith, là-bas, au lointain pays d'Armor ?

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Elle se planta devant lui, les mains aux hanches, avec un sourire de toute sa grande bouche rouge.

— Je crois que pour toi, je ferais bien pire, chevalier. Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça ! Je reste ! Je veux voir jusqu’au bout. Quant à celle-là…

Elle alla tirer la fillette de sous la table et l’obligea à se mettre debout. Mais elle la lâcha aussitôt tandis que sa capture s’affalait de nouveau à terre avec un hoquet.

— Pouah ! s’écria Corentine. Elle est saoule comme une grive ! Pendant qu’on ne la regardait pas, elle a dû vider tous les flacons. Il n’y a qu’à la coucher sur un banc, elle tombe de sommeil.

Haussant les épaules, Gilles s’approcha de Tudal toujours couché près de la cheminée. Il ne disait plus rien maintenant mais son visage gris, la sueur qui coulait en grosses rigoles le long de ses joues disaient assez la peur qui le possédait. La mort de ses hommes avait fait tomber toute sa jactance et il regardait à présent avec une haine mêlée d’angoisse la haute silhouette sombre dressée en face de lui.

— Si tu sais une prière, Tudal de Saint-Mélaine, il est temps de la dire, fit Gilles sombrement.

— Tu ne vas tout de même pas me tuer ?… Pas comme ça, pas sans me laisser la possibilité de me défendre ! s’affola l’autre.

— As-tu laissé à Judith la possibilité de se défendre ?

— J’avais le droit de faire ce que j’ai fait ! beugla-t-il. Elle avait forfait à l’obéissance qu’elle me devait… prostitué notre nom avec celui d’un vilain. J’ai fait justice. Une Saint-Mélaine ne devient pas Madame Kernoa !

Une vague de dégoût souleva Gilles. Ce misérable gardait assez d’orgueil de caste pour oser encore se poser en justicier.

— Moi aussi, je vais faire justice…, dit-il seulement.

Suivi par le regard affolé de Tudal, il alla prendre les cordes sorties tout à l’heure par Corentine, choisit la plus longue puis, mesurant de l’œil la hauteur du plafond, sauta sur la table en repoussant du pied les reliefs de nourriture et fit passer la corde par-dessus la maîtresse-poutre.

— Que veux-tu faire ? hoqueta Saint-Mélaine. Tu ne vas pas…

— Te pendre ? Si ! Je t’ai dit que j’étais ton bourreau ! Et tu ne mérites pas la mort d’un gentilhomme… Une bonne épée se souillerait dans ton sang…

— Lâche… Tu n’es qu’un lâche !… Bats-toi au moins… Oh, tu profites de mon impuissance…

— Je ferai à ton frère l’honneur de croiser le fer avec lui quand il viendra. C’est plus que ne mérite toute ta famille ! Songe à ta prière…

Il sauta à terre et, froidement, entreprit de faire à la corde un nœud coulant. Corentine la lui arracha presque des mains.

— Donne ! fit-elle durement en le regardant au fond des yeux. C’est à moi de la lui passer au cou ! J’aime à payer mes dettes ! Tu m’as délivrée. Je ne te laisserai pas te souiller les mains à son contact. Contente-toi de tirer sur la corde.

Quelques minutes plus tard, Tudal de Saint-Mélaine se balançait comme un gros fruit gâté à la maîtresse-poutre de sa maison. Haletants et pâles, Gilles et Corentine se regardaient. La mort du rouquin avait été à l’image de sa vie : ignoble et vile. Il n’avait cessé de vomir des injures que pour sangloter et implorer sa grâce mais pas un instant le dernier des Tournemine n’avait senti l’ombre d’une pitié effleurer son cœur glacé. L’image de Judith jetée vivante au fond d’un trou ne le quittait plus. Très calme en apparence, il alla jusqu’à la table, y prit un flacon de rhum encore à moitié plein et en avala une longue rasade.

— Deux ! soupira-t-il en reposant le flacon. Il ne nous reste plus qu’à attendre Morvan !

Et, sans que ses mains tremblassent le moins du monde, il se mit à recharger posément ses pistolets. Puis, déverrouillant la porte qu’il entrouvrit, il s’installa en face d’elle, dans le fauteuil qu’avait occupé naguère sa victime, un pistolet dans chaque main tandis que Corentine, s’enveloppant dans sa mante, allait s’accroupir sur la pierre de l’âtre comme un bizarre génie domestique… Il ne restait à Gilles plus qu’à attendre le dernier des Saint-Mélaine. Ensuite… il ne savait pas très bien ce qu’il ferait ensuite mais il éprouvait une lassitude infinie. En vingt-quatre heures, il avait vieilli de dix ans. Et de davantage encore depuis une heure…

Son amour d’adolescent, si doux et si pur, né un soir de septembre dans l’éclat d’un soleil couchant s’achevait dans la nuit, l’horreur et le sang. Sa vengeance avait le goût âpre des fruits qui n’ont pas mûri suffisamment mais il savait que, tout à l’heure, quand paraîtrait Morvan, il n’hésiterait pas à s’en gorger de nouveau. Il avait offert cinq holocaustes aux mânes de celle que, sans en avoir bien clairement conscience, il n’avait jamais cessé d’aimer. Il en fallait un de plus mais sacrifiât-il cent hommes que sa souffrance n’en serait pas apaisée puisque jamais plus sur cette terre, il ne retrouverait Judith. Même sa lettre d’adieu n’avait plus de sens puisqu’elle avait choisi le refuge d’autres bras… Il la tira de sa poche, la laissant négligemment tomber dans les flammes. Ce faisant, son regard fixa sa propre main gauche qu’il approcha de son visage. La bague au chaton d’or et d’émail bleu qui avait appartenu à son père y brillait doucement. Du doigt, il en caressa le dessin, s’attarda sur les lettres gothiques qui composaient la devise « Aultre n’auray… ». Brusquement, il appuya le chaton sur sa bouche, mordit dedans, luttant contre les sanglots qui montaient de sa gorge. Mais il ne put empêcher une larme de glisser sous ses paupières trop sèches et de rouler sur sa joue.

— Que toi, mon amour, murmura-t-il tout bas, nulle autre que toi… si tu l’avais vraiment voulu.

Il ne retournerait pas à Versailles, pas même à Hennebont ni à Pontivy… Demain, quand tout serait dit, il tournerait la tête de Merlin vers Brest, il s’embarquerait avec lui pour retrouver l’Amérique, la vie des hommes entre eux, la guerre et le danger. Il redeviendrait le Gerfaut, plus téméraire que jamais jusqu’à ce que la mort vienne couronner une légende pour les petits enfants des siècles à venir…

La voix de Corentine, basse et chuchochante cependant, plongea jusqu’au fond de sa rêverie pour le ramener à la réalité.

— Écoute !… Des chevaux approchent !… Voilà Morvan !

— Cache-toi sous la table. Je veux que tu restes hors de vue le plus possible.

Elle obéit sans protester mais il vit qu’elle serrait toujours le pistolet de Tudal sous son bras. Quittant son fauteuil, Gilles s’étira, puis, prenant bien appui sur ses jambes écartées, fit face à la porte et attendit. Le jour avait baissé. La nuit n’était plus loin. La salle basse était pleine d’ombres dansantes que le feu suscitait. Des cavaliers, en effet, s’approchaient. Ils devaient être trois ou quatre. Bientôt ils furent près de la maison. Les chevaux hennirent tandis que résonnait un bruit de bottes prenant vigoureusement contact avec la terre. Des pas marchèrent vers la porte toujours entrouverte, les pas d’un seul homme.

— Entre, Morvan ! cria Gilles. Il y a longtemps que je t’attends…

Une main poussa la porte qui cria en s’ouvrant lentement. Un homme parut.

— Morvan ne viendra pas, dit-il d’une voix aimable. Je l’ai aperçu en arrivant : il fuyait cette maison comme s’il avait le diable à ses trousses ! Je pense que, ce qu’il a vu dans la cour a dû l’épouvanter suffisamment et d’autant plus qu’il était seul.

Sans baisser ses pistolets, Gilles toisa l’inconnu, et fronça les sourcils. C’était de toute évidence un gentilhomme. Cela s’entendait au son de sa voix polie, se voyait à l’élégance de son costume de chasse en velours gris et à son maintien plein de distinction. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage ouvert était plutôt sympathique. Mais que diable venait-il faire là ?

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