» — C’est bien ce que j’espérais, dit l’un. Il n’y a personne que les domestiques et, à cette heure, ils dorment comme des souches. D’ailleurs, même s’ils entendaient le moindre bruit, ils ne sortiraient pas tant ils ont peur des revenants, des fées et des farfadets.
» — On ne va tout de même pas faire ça juste devant le château, fit l’autre. Allons plus loin ! Ce sera plus prudent.
» Ils continuèrent à marcher un peu le long de l’étang. Le carrosse sur le siège duquel il y avait un cocher tellement emmitouflé qu’on ne lui voyait pas un bout de peau les suivit. Le tout s’arrêta tout juste sous l’arbre où je me cachais, à moitié mort de peur cette fois, car ces hommes, ces masques, ce carrosse, ce cocher qui avait l’air d’un fantôme, tout ça ne me disait rien qui vaille. J’avais la chair de poule et je commençais à invoquer mon ange gardien.
» — Ici ça ira très bien, dit le plus grand des deux hommes. »
Il alla prendre l’une des lanternes du carrosse, l’alluma et la tendit à son compagnon.
» — Éclaire-nous !…
» Le cocher descendit à son tour. Comme les deux autres, il portait un masque. Il portait aussi des outils, pelles et pioches avec lesquelles ils se mirent, à deux, à creuser la terre… Ils creusèrent longtemps et moi, dans mon arbre je ne comprenais pas pourquoi ces hommes trouvaient bon de faire un trou en pleine nuit et dans la forêt. Mais j’avoue bien sincèrement que ça commençait à m’intéresser car, pour se donner tant de mal, ils devaient avoir à cacher quelque chose de précieux… de l’or peut-être. Ou de la contrebande…
» Quand le trou, qui était plus long que large, leur parut assez profond, ils s’arrêtèrent et celui qui paraissait le chef le plus grand et le plus solide ôta son chapeau pour s’éponger le front. J’ai vu qu’il avait des cheveux rouges. Puis il le remit, tira un flacon de sa poche, but un grand coup.
» — Pose la lanterne ! ordonna-t-il à celui qui n’avait fait qu’éclairer. Et va la chercher !
» C’est alors que je vis ce qu’il y avait dans le carrosse. Il ne s’agissait pas d’or, ni de trésor… mais d’une chose bien plus précieuse et qui a failli me faire tomber de mon arbre. Une femme ! Une femme belle comme le jour, en robe de mariée toute blanche, avec des dentelles, des fleurs de soie. Elle était aussi blanche que sa robe avec de grands yeux sombres pleins de peur. Sous l’oranger de sa couronne, elle avait une masse de cheveux presque rouges, brillants comme du cuivre mais je ne pouvais pas voir sa bouche qui était cachée sous un bâillon. Ses mains aussi étaient attachées… Elle se tordait pour essayer d’échapper à la main brutale de celui qui l’avait sortie de la voiture.
» Le plus grand des hommes lui montra le trou qu’il venait de creuser.
» — Voilà votre lit nuptial, ma sœur. J’espère qu’il vous conviendra…
» Ils lui enlevèrent son bâillon pour qu’elle puisse faire sa prière mais elle pleurait tellement, elle les suppliait si douloureusement… oh ! mon Dieu !… Je crois que toute ma vie j’entendrai ses plaintes dans mon sommeil… elle les suppliait si fort qu’ils le lui ont remis en disant qu’elle leur cassait les oreilles.
» — Si les gens du château l’entendent, ils ne bougeront pas à cause des fantômes dont ils ont peur mais on ne sait jamais. Ça peut attirer un charbonnier… Finissons-en !
» Alors, ils l’ont prise, l’un par les pieds, l’autre par les épaules et ils l’ont couchée dans le trou, sans même lui faire la miséricorde de l’étrangler ou de la tuer d’un coup de dague. D’où j’étais, je pouvais la voir, toute blanche dans la terre noire, avec ses mains liées sur sa poitrine et ses yeux au-dessus du bâillon… ses yeux… deux lacs noirs pleins d’épouvante…
Guégan s’arrêta, cherchant des yeux quelque chose à boire. Gilles lui remplit son gobelet et vida le sien d’un coup.
— Continue ! ordonna-t-il durement.
— Je ne l’ai plus vue longtemps. Ils ont jeté son voile sur elle et ils ont commencé à rejeter la terre, des pelletées de plus en plus pleines, de plus en plus rapides jusqu’à ce que le trou fût comblé ! Moi, je me cramponnais à mon arbre pour ne pas tomber. J’avais envie de vomir. J’étais malade d’horreur et d’épouvante ! Je ne comprenais pas comment le Bon Dieu pouvait laisser sur la terre des monstres pareils.
— Après ! gronda Gilles. Après que s’est-il passé ?
— Ils sont restés là encore un moment à remettre de la mousse et des feuilles sèches sur leur ouvrage. On aurait dit qu’ils n’arrivaient pas à s’en aller. Et puis, tout de même, ils ont fait tourner le carrosse, ils sont remontés sur leurs chevaux et ils sont repartis dans la nuit comme les démons qu’ils étaient. Alors j’ai dégringolé de mon arbre et j’ai couru vers le château. Il fallait que je prévienne quelqu’un, le gardien, un valet, n’importe qui… tant pis pour les questions qu’on pourrait me poser. Je me suis pendu à la cloche d’entrée et j’ai carillonné de toutes mes forces en criant à l’aide. Tant et si bien qu’on a fini par ouvrir. J’étais dans un tel état que d’abord le portier m’a pris pour un fou. Je ne savais plus très bien ce que je disais et je ne saurais même pas vous le répéter maintenant, mais tout à coup, je me suis retrouvé en face d’un gentilhomme en bonnet de nuit et robe de chambre qui tenait une épée sous son bras. C’était M. le Comte de Châteaugiron qui, contrairement à ce que j’avais pensé, se trouvait au château avec sa famille. On s’était couchés tôt pour partir de bonne heure pour Rennes.
» De me trouver en face de lui, ça m’a remis les esprits en place et, aussi vite que j’ai pu, j’ai raconté ce que je venais de voir.
» — Je vous en supplie, venez, Monsieur le Comte, venez vite. Je vais vous montrer l’endroit, Peut-être qu’il n’est pas trop tard.
» Grâce à Dieu, il m’a cru tout de suite. Il a appelé ses domestiques, fait prendre des pelles, des torches et nous avons tous couru jusqu’à l’endroit du crime. La trace des roues du carrosse, bien visibles et toutes fraîches, montraient bien que je n’inventais rien. Alors, ils se sont mis à creuser à six hommes, avec des pelles d’abord, puis, sur l’ordre de Monsieur le Comte, avec les mains pour ne pas risquer de blesser la jeune dame si Dieu voulait qu’elle soit encore vivante au fond de sa tombe. Enfin, ils ont réussi à la sortir de la terre ! Oh, mon gentilhomme, si vous l’aviez vue avec sa robe, sa figure blanche et ses cheveux tout maculés. Dans la lueur des torches, c’était effrayant.
» — Vite ! Un coureur à cheval pour chercher un médecin ! a ordonné le Comte. Le cœur bat encore un peu ! Nous allons l’emporter au château.
» On est tous repartis en cortège et, dans la cour du château, j’ai vu venir Madame la Comtesse et ses servantes et le chapelain qui faisaient de grands “hélas”. La jeune dame a été portée dans la maison et Monsieur le Comte est venu vers moi. Il m’a donné une pièce d’or en disant que j’étais un brave homme, qu’il ne m’en voulait pas pour le braconnage, que je pouvais maintenant rentrer chez moi en paix. Mais j’ai demandé la permission d’attendre un peu pour savoir si la pauvre victime était revenue à la vie. Hélas !… quand l’aube s’est levée, on est venu me dire que tout était fini. Malgré les efforts de la dame du château, et du chapelain, elle venait de passer pour tout de bon. Le médecin de Ploermel qu’on avait envoyé chercher par un valet à cheval arriva juste à temps pour apprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Alors, je suis rentré chez moi ! Mais depuis j’ai toujours la vision de la belle mariée et de sa tombe ! Une bien triste et bien vilaine histoire, n’est-ce pas, monsieur ?
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