Mon Dieu, non… murmura Elena en reculant.
Elle était incapable de prononcer d’autres mots, tant ce spectacle surpassait tout ce qu’elle pensait être en mesure ¿ »affronter. Elle n’arrivait plus à réfléchir, et refusait toujours d’en croire ses yeux.
— Mon Dieu, non… Elena !
Le regard féroce de Stefan était encore plus terrible… Le choc de la scène l’empêchait de percevoir le désespoir dans sa voix.
— Elena, je t’en prie, Elena…
— Nooon ! Nooon !
Les cris avaient enfin déchiré sa gorge. Elle recula de nouveau, car il avait fait un pas vers elle en lui tendant la main cette main aux doigts si délicats qui avait si souvent caressé ses cheveux…
— Elena, je t’en prie, fais attention…
Elle ne pouvait détacher les yeux de ce visage monstrueux, au regard incandescent, qui s’avançait lentement vers elle. Prise de panique, elle fit un nouveau pas en arrière, si précipitamment qu’elle alla heurter le garde-fou rouillé du belvédère, qui céda sous son poids. Les craquements du bois se mêlèrent à son cri lorsqu’elle sentit que plus rien ne la retenait. Elle tomba dans le vide. Sa chute sembla durer une éternité, pendant laquelle elle s’attendait à tout moment à heurter le sol.
Mais le terrible impact ne vint pas. Au lieu de cela, des bras l’enveloppèrent pour ralentir sa chute. Elle entendit un choc sourd. Puis le calme revint.
Immobile, elle tentait de retrouver ses esprits. Comment était-elle tombée de trois étages sans une égratignure ?
Là ou son corps aurait dû se disloquer, sur un tapis de feuilles mortes, derrière la pension, elle se tenait debout saine et sauve.
Levant lentement les yeux, elle reconnut celui qui lui avait évité le pire. Stefan ! L’émotion la rendit muette Elle se contenta de lui lancer un regard plein d’interrogations.
L’expression de son visage la bouleversa. La lueur bestiale qui les avait changés en charbons ardents un instant plus tôt avait totalement disparu, laissant place à un immense désespoir. Mais, Elena y percevait un sentiment plus terrible encore : Stefan avait perdu toute estime de soi ; il se haïssait. Elle ne pouvait supporter ce spectacle. En considérant les traces rouges aux commissures de ses lèvres, elle ressentait surtout de la pitié, même si le frisson d’horreur ne l’avait pas tout à fait quittée. Il était si seul, si désemparé face à sa différence…
— Stefan… murmura-t-elle.
— Viens, dit-il doucement.
Et ils rentrèrent ensemble à la pension.
Stefan ne s’était jamais senti aussi honteux que devant l’étendue du désastre dans sa chambre. Pourtant, après ce qu’Elena avait vu sur le toit, ce sentiment semblait bien dérisoire. En fin de compte, il était soulagé que son secret soit découvert : Elena savait enfin qui il était vraiment, et ce dont il était capable. Elle s’avança vers le lit d’un pas hésitant, s’assit et fixa un regard sur lui.
— Raconte-moi…
Il eut malgré lui un rire sinistre. En la voyant tressaillir, il se détesta davantage.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demanda-t-il brusquement avec un air de défi. Qui a fait ça ? ajouta-t-il en désignant la pièce. C’est moi, bien sûr !
— Tu dois être très fort… et rapide, aussi, dit-elle en se rappelant la manière dont il l’avait sauvée.
— Effectivement, je suis bien plus fort qu’un être humain.
Il avait prononcé ces deux derniers mots avec insistance.
— Mes réflexes sont plus rapides, aussi, et je suis plus résistant. Ça n’a rien d’étonnant, puisque je suis un prédateur, ajouta-t-il d’une voix dure.
Il se souvint qu’Elena l’avait interrompu au beau milieu de son festin, dont il portait la marque sanglante au coin des lèvres. Il s’empara d’un verre d’eau miraculeusement épargné et en but le contenu pour se nettoyer la gorge, puis s’essuya la bouche. Elena n’avait pas cessé de le fixer. Il avait cru que plus rien ne pourrait le toucher, désormais, et que ce qu’elle penserait n’aurait plus d’importance. Il s’était trompé.
— Tu peux donc manger et boire… autre chose ?
— Je n’en ai pas besoin : le sang est ma seule nourriture. En fait, j’ai beau être plus fort et plus rapide que les autres, je n’appartiens plus au monde des vivants depuis longtemps…
Il avait fait cet étrange aveu en la regardant droit dans les yeux ; malgré le calme de sa voix, un spasme le parcourut.
— Explique-moi, insista Elena. J’ai le droit de savoir !
Une fois encore, il admit qu’elle avait raison. Il contempla un instant la fenêtre brisée à la recherche des ses mots, puis se tourna vers elle, et commença d’une voix monocorde :
— Je suis né à la fin du XV esiècle… Est-ce que tu me crois ?
Elle regarda les objets éparpillés dans la chambre, et ses yeux se posèrent sur les florins, la coupe en agate et la dague.
— Oui… je te crois.
— Tu veux vraiment tout savoir, et entendre comment je me suis métamorphosé ?
Elle acquiesça. Il se tourna de nouveau vers la fenêtre, un moment désemparé. Lui qui avait esquivé les questions depuis si longtemps était devenu un champion de la dissimulation… Il ne voyait qu’une seule façon de s’en sortir, c’était de lui dire toute la vérité. Au risque de la faire fuir.
Alors, le regard perdu au loin, il se lança dans son récit. Sans qu’aucune trace d’émotion ne perçut dans sa voix, il lui parla de son père, cet influent notable, de sa vie à Florence et dans leur domaine à la campagne. Il évoqua ses études et ses ambitions, puis il en vint à son monde différent de lui, et à leur mésentente.
— J’ignore à quel moment Damon s’est mis à me détester… Je crois qu’il m’a toujours haï, en fait, sans doute parce que notre mère, qu’il aimait par-dessus tout, ne s’est jamais remise de ma naissance. Elle est morte quelques années plus tard. J’ai toujours eu l’impression que Damon me tenait responsable de sa disparition. Et puis, ensuite, une jeune fille acheva malgré elle d’attiser la haine entre nous.
— Celle à qui je ressemble ? demanda doucement Elena.
Il répondit d’un hochement de tête.
— C’est elle qui t’a donné cette bague ?
Il regarda le bijou en argent à son doigt. Lentement, il tira la chaîne de son cou : un anneau identique y pendait.
— Oui, c’était la sienne. Ce talisman protège les gens de notre espèce contre la brûlure mortelle du soleil.
— Alors, elle était… comme toi ?
— C’est elle qui m’a fait devenir ce que je suis.
Il lui expliqua à quel point Katherine était belle et douce, combien il l’avait aimée… et comment Damon était devenu son rival.
— Elle était si délicate, si attentionnée… Elle avait tant d’amour à donner, qu’elle ne parvenait pas à choisir entre mon frère et moi. Jusqu’à cette nuit où elle est venue me rejoindre.
Tout le bonheur qu’il avait ressenti cette nuit-là avait resurgi : il avait duré jusqu’au matin, à tel point qu’y s’était pas inquiété de la disparition de Katherine, à réveil.
Les deux petites entailles à son cou lui prouvaient qu’il n’avait pas rêvé, même s’il n’éprouvait aucune douleur Elles étaient presque cicatrisées, curieusement. De toute façon, elles disparaîtraient sous le col de sa chemise.
L’idée que le sang de Katherine coulait dans ses veines, désormais, le faisait bondir de joie. Elle lui avait donné sa force. C’était lui qu’elle avait choisi !
Lorsqu’il retrouva Damon ce soir-là, à l’endroit du rendez-vous, son bonheur était si grand qu’il ne put s’empêcher de lui sourire. Son frère était arrivé juste à l’heure, bien que Stefan ne l’ait pas vu à la maison de toute la journée. Il réajustait tranquillement les plis de sa chemise, adossé à un arbre. Katherine était en retard.
Читать дальше