Cette soif de sang, à laquelle il était pourtant soumis depuis des siècles, lui posait toujours autant de questions : comment pouvait-il ressentir un si vif plaisir accompagné d’un si profond sentiment d’horreur ? Il s’imposa la réaction qu’aurait un être humain si on lui offrait de boire ce nectar à même un corps chaud, Il serait sans doute profondément dégoûté…
Mais la nuit où lui-même en avait goûté pour la première fois, une telle proposition n’avait pas été formulée. Les années n’avaient effacé aucun détail du moment où Katherine avait permis sa transformation. La jeune fille devait rendre sa décision le lendemain.
Elle était apparue dans sa chambre pendant son sommeil, avec la légèreté d’un fantôme, vêtue d’une fine chemise de lin. Il fut réveillé par sa main blanche écartant les rideaux du lit. Il se dressa sur son séant, mais lorsqu’il vit ses cheveux blond cendré en cascade sur ses épaules et ses yeux bleus remplis d’ombre, l’émerveillement le laissa sans voix. Il ne l’avait jamais vue si belle : son amour pour elle le submergea avec une immense force. Comme il s’apprêtait à parler, tout tremblant d’émotion, elle lui posa ses doigts sur la bouche.
— Chut…
Et quand elle se glissa à ses côtés en faisant craquer le bois du lit, le cœur de Stefan se mit à battre à tout rompre, et le feu lui monta aux joues. Pour la première fois, une femme partageait son lit, et c’était Katherine, dont le visage angélique était penché vers lui. Il l’aimait plus que tout. Il fit un grand effort pour sortir de son état de béatitude.
— Katherine, murmura-t-il. Nous… Je peux attendre, tu sais. Je saurai patienter jusqu’à ce que nous soyons prêts. Mon père arrangera tout la semaine prochaine,… Ce ne sera pas long…
— Chut… répéta-t-elle.
Au contact de sa peau fraîche, il ne put s’empêcher de l’enlacer.
— Ce n’est pas ce que tu penses… , dit-elle en lui caressant la gorge de ses doigts fins.
Alors, il comprit. Réconforté par la douceur de Katherine, il oublia la peur qui l’avait traversé l’espace d’un instant, et se résigna à toutes ses volontés.
— Allonge-toi, mon amour, murmura-t-elle.
Mon amour. Ces mots firent bondir son cœur de joie ; la tête sur l’oreiller, il exposa sa gorge avec obéissance. Les cheveux soyeux de Katherine glissèrent sur son visage, sa bouche vint se coller à son cou, puis ses dents s’y plantèrent La douleur aiguë l’aurait fait crier si son désir de contenter Katherine n’avait été le plus fort. D’ailleurs, la souffrance s’atténua presque aussitôt, laissant place à un grand bien-être : il était tellement heureux de se donner !
Puis, ce fut comme si leurs deux esprits entraient en communion : il partageait la joie que Katherine ressentait en aspirant ce sang chaud et vivifiant ; elle savait à quel point ce cadeau le comblait. Stefan sombra lentement dans une torpeur qui lui ôtait la faculté de penser, l’emportant dans un autre univers…
Lorsqu’il reprit connaissance, il était dans les bras de Katherine, qui le berçait doucement. Elle guida sa bouche vers une petite coupure, dans son cou, tout en lui caressant les cheveux d’un geste encourageant. Il plaqua ses lèvres sur la plaie sans hésiter, et aspira.
Stefan chassa d’un geste méthodique les brindilles accrochées à ses vêtements. Ces souvenirs avaient réveillé son appétit : il n’avait plus la sensation d’être rassasié. Les narines frémissantes, il se remit en chasse, à l’affût de l’odeur musquée du renard.
Elena fit lentement tournoyer sa robe devant le grand miroir de sa tante. Margaret, assise par terre contre le grand lit, regardait sa sœur, les yeux écarquillés d’admiration.
— Moi aussi je veux une robe comme toi quand je dirai « La bourse ou la vie ».
— Tu es bien plus mignonne avec ton costume de petit chat blanc… , affirma Elena en l’embrassant entre ses deux oreilles de velours.
Elle se tourna vers tante Judith, qui tenait une aiguille et un fil.
— Elle est parfaite, dit celle-ci. Il n’y a rien à retoucher.
Sa robe était une réplique exacte de celle trouvée dans son livre. Elena avait les épaules dénudées et la taille enserrée dans un corset qui en soulignait la finesse ; ses manches de sa robe étaient fendues de façon à laisser deviner la soie crème de la chemise en dessous, et la longue jupe bouffante balayait le sol dans un bruissement d’étoffe.
La pendule indiquait 18 h 55.
— Stefan ne devrait pas tarder à arriver, dit Elena.
Judith jeta un coup d’œil par la fenêtre.
— D’ailleurs, je crois bien que c’est sa voiture, en bas. Je descends lui ouvrir.
— Non, laisse, j’y vais. Allez, bonne soirée ! Amuse-toi bien, Margaret !
Elle se précipita dans l’escalier dans un grand état de stress. Elle avait l’impression de revivre l’instant où elle avait parlé à Stefan pour la première fois. Elle espérait que ça se passerait mieux, cette fois. Pourtant, un doute faisait faiblir les espoirs qu’elle avait mis dans cette soirée.
Si l’osmose ne revenait pas entre eux ce soir-là, tout serait fini…
Elle lui ouvrit la porte sans oser le regarder tout de suite. Mais, comme il ne disait rien, elle finit par lever les yeux, et sentit son cœur défaillir. Il était stupéfait, certes, mais ce n’était pas d’émerveillement. Il était sous le choc.
— Tu n’aimes pas ma robe… , murmura-t-elle.
Elle avait les larmes aux yeux.
Il se reprit aussitôt, comme toujours, en secouant la tête.
— Non, elle te va très bien… pourtant, il restait planté là comme s’il venait de voir un fantôme, Elena espérait qu’il allait enfin la prendre dans ses bras et l’embrasser. En vain.
— Toi, tu es très beau, chuchota-t-elle. En effet, son costume et sa cape, qu’il portait avec aisance, étaient très élégants. À la surprise d’Elena, il avait accepté de se déguiser ; l’idée avait même semblé l’amuser.
— On y va ? demanda-t-il ?
Elena le suivit jusqu’à sa voiture, complètement refroidie : elle avait abandonné l’idée de le reconquérir un jour, lundis qu’ils roulaient vers le lycée, le tonnerre se mit à fonder, accompagné d’éclairs zébrant le ciel. L’air était surchargé d’électricité, et les nuages noirs et bas prêts à éclater. Ce temps sinistre, un peu surnaturel, était idéal pour la soirée d’Halloween, mais il ne faisait qu’accentuer le pressentiment désagréable d’Elena. Le dîner muet chez Bonnie lui avait fait perdre toute envie d’être de nouveau confrontée à une situation anormale.
Cela lui fit songer qu’elle n’avait toujours pas retrouvé son journal intime, malgré les recherches entreprises avec Bonnie et Meredith. L’idée qu’un inconnu lise ses pensées les plus intimes la révulsait. Car il était bien évident que son journal avait été volé, ce qui n’était pas étonnant étant donné les nombreuses allées et venues ce soir-là. N’importe qui avait pu s’introduire dans la maison. … Elena avait des idées de meurtre à rencontre du voleur. D’ailleurs, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cet inconnu à qui elle avait failli céder une nouvelle fois .C’était sûrement lui.
En descendant de la voiture, elle tenta de chasser ses préoccupations. À l’intérieur du gymnase, tous s’affairaient à régler les derniers détails avant l’arrivée des visiteurs. Dès qu’Elena entra, un petit groupe vint à sa rencontre : elle réalisa avec un léger frisson qu’elle ne reconnaissait pas la moitié d’entre eux. Il y avait là plusieurs zombies dont la chair à vif laissait voir les mâchoires grimaçantes ; un bossu horriblement déformé avait rampé dans sa direction, accompagné d’un cadavre ambulant, d’un loup-garou au museau ensanglanté et d’une sorcière à l’allure sinistre. Tous venaient lui rapporter les problèmes qui avaient surgi depuis le début des préparatifs. Elena se tourna d’abord vers la sorcière, dont le dos de la robe moulante disparaissait sous une masse de cheveux noirs.
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