Elena regarda ses deux amies l’une après l’autre.
— J’hésite… Tu crois vraiment à ce genre de trucs ?
Bonnie prit un air offensé.
— Tu veux dire que ma mère est une menteuse ? Allez… Je te dis que tu risques rien…
— Qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda Elena qui commençait à être intriguée, bien qu’un peu inquiète.
— C’est simple. Il faut que tout soit prêt avant les douze coups de minuit…
À 23 h 55, Elena se tenait dans la salle à manger des parents de Bonnie, seule. Elle ne s’était jamais sentie aussi stupide. Dans le jardin, Yang-Tsê aboyait frénétiquement. À l’intérieur, en revanche, seul le tic-tac régulier de l’horloge se faisait entendre. Conformément aux instructions de Bonnie, elle avait disposé, dans le plus grand silence, une assiette, un verre et des couverts sur la table en noyer. Puis, elle avait placé une bougie allumée au centre, avant de se placer derrière l’unique chaise, installée devant l’assiette. Au douzième coup de minuit, elle devait tirer la chaise et inviter son futur époux à s’y asseoir. À ce moment-là, la chandelle s’éteindrait et Elena y verrait une silhouette sur le siège.
Au départ, toute cette mise en scène l’avait un peu Inquiétée : elle n’avait pas envie qu’une quelconque silhouette apparaisse, pas même celle de son futur mari À présent, elle trouvait cela tout simplement ridicule, mais sans danger.
Quand elle entendit l’horloge sonner, elle se redressa malgré elle, et s’agrippa un peu plus au dossier de la chaise, car Bonnie lui avait bien recommandé de ne jamais le lâcher. Elle se demandait encore si elle prononcerait vraiment la formule idiote indiquée par son amie, lorsque le dernier coup retentit.
— Entrez… , dit-elle malgré elle dans la pièce vide, tout en tirant la chaise.
Un vent froid souffla la chandelle. Elle se retourna brusquement, sans lâcher prise. Elle comprit que le courant d’air venait des grandes baies vitrées derrière elle. Elle aurait juré que ces fenêtres étaient fermées !
Quelque chose bougea dans l’obscurité : un frisson de terreur lui parcourut le dos. Elle n’avait plus du tout envie de rire maintenant. Toutes ces idioties étaient en train de tourner au cauchemar. La pénombre, ajoutée au silence le plus total, lui ôtaient tout moyen de savoir d’où viendrait le danger.
— Vous permettez ? dit une voix.
Une flamme s’était allumée dans le noir. L’espace d’un instant, elle pensa que c’était Tyler, car elle crut reconnaître le briquet dont il s’était servi dans l’église. « Mon Dieu, quelle horreur ! » eut-elle le temps de songer en apercevant les mains fines qui tenaient la bougie elle eut un soupir de soulagement : elles n’avaient rien à voir avec les grosses pattes de Tyler, et ressemblaient davantage à celles de Stefan.
Elle leva les yeux.
— Vous ! Qu’est-ce que vous faites là ? Comment êtes-vous entré ?
Les baies vitrées étaient effectivement ouvertes.
— Ça vous arrive souvent de venir chez les gens sans être invité ? demanda-t-elle enfin.
— Vous m’avez vous-même demandé d’entrer.
Sa voix était la même : calme, ironique, et amusée Son sourire ne l’avait pas quitté.
— Et je vous en remercie, ajouta-t-il en s’asseyant sur la chaise.
Elle retira aussitôt ses mains du dossier comme si elle s’était brûlée à son contact.
— Mais je ne vous ai rien demandé du tout ! s’écria-t-elle.
Elle ne savait pas si elle devait être gênée ou indignée.
— Qu’est-ce que vous faisiez dans le jardin de Bonnie ? reprit-elle.
À la lumière de la flamme, les cheveux du jeune homme brillaient d’un éclat surnaturel. Il était d’une pâleur extrême, et, pourtant, irrésistiblement beau. Ses yeux se plantèrent dans ceux d’Elena.
— Hélène, ta beauté est pour moi comme ces nefs nicéennes d’autrefois, qui doucement, sur une mer parfumée .
Vous feriez mieux de partir tout de suite.
Elle sentait qu’elle devait immédiatement se soustraire à cette voix, dont la mélodie commençait à lui ôter toute volonté.
— Vous n’avez rien à faire ici, insista-t-elle. Allez-vous-en !
Comme il ne bougeait pas, elle tendit une main vers la bougie avec l’intention de quitter la pièce. Mais, avant qu’elle ait pu la saisir, il lui prit la main : avec une infinie douceur, il la retourna, et y déposa un baiser.
— Non… murmura Elena.
— Venez avec moi.
— Non, s’il vous plaît…
Le sol se déroba sous ses pieds. Elle eut juste le temps de se demander où son interlocuteur voulait l’emmener avant de s’effondrer. Il se leva pour l’empêcher de tomber, encerclant sa taille. La tête de la jeune fille alla malgré elle se poser contre sa poitrine. Alors, de ses doigts froids, il défit le premier bouton de son chemisier, près de la gorge.
— Non, pitié…
— Ça ne sera rien, vous allez voir.
Il écarta son col pour lui dégager le cou, tout en lui soutenant la tête de l’autre main.
— Nooon ! hurla-t-elle.
La conscience du danger lui était apparue si puissamment qu’elle trouva enfin la force de réagir. Elle s’écarta violemment, butant contre la chaise.
— Je vous ai demandé de vous en aller ! Foutez le camp immédiatement !
L’inconnu lui lança un coup d’œil furieux. Mais l’instant d’après, ses traits avaient retrouvé leur calme habituel, et un sourire éclaira même son visage.
— Eh bien, je m’en vais, dit-il enfin. Pour l’instant…
Lorsque les fenêtres se refermèrent derrière lui, elle reprit enfin son souffle, goûtant au silence avec soulagement. Même le tic-tac de l’horloge s’était arrêté. Elle s’apprêtait à en examiner le mécanisme lorsque des exclamations s’élevèrent du jardin. Elle se précipita dans l’entrée, encore un peu faible sur ses jambes, tout en reboutonnant son chemisier. La porte ouverte lui permit d’apercevoir ses deux amies penchées sur quelque chose.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle les rejoignit en quelques pas, et vit que Bonnie pleurait.
— Il est… mort…
Horrifiée, Elena se courba à son tour sur la forme inerte à ses pieds. C’était son pékinois, couché sur le flanc, raide et les yeux ouverts.
— Oh, ma pauvre…
— Il était vieux, c’est vrai, mais je ne pensais pas qu’il mourrait si subitement ! Quand je pense qu’il était en train d’aboyer il y a à peine quelques minutes…
— Ça ne sert à rien de rester là, dit doucement Meredith. Il faut rentrer.
Elena avait hâte de rejoindre la maison, elle aussi, car elle se méfiait plus que jamais de l’obscurité, à présent, elle réfléchirait à deux fois, désormais, avant d’inviter quiconque à entrer chez elle…
Lorsqu’elle regagna le salon, son journal avait disparu. Stefan fut dérangé par un bruit qui lui fit lever la tête. La biche sur laquelle il était penché profita de cet instant pour tenter de se libérer de sa morsure.
— Allez, va-t’en, murmura Stefan en la relâchant.
Il regarda l’animal se hisser sur ses pattes et disparaître dans les taillis en se disant qu’il avait absorbé suffisamment de sang : la pointe de ses canines était devenue hypersensible, comme à chaque fois qu’il s’abreuvait longuement. Il était toutefois de plus en plus difficile de savoir quand il devait s’arrêter. Depuis le soir où il était entré dans l’église, il n’avait qu’une peur, celle d’éprouver un malaise identique et d’en faire subir les conséquences à quelqu’un d’autre…
En réalité, il vivait surtout dans la hantise de se réveiller un jour, le corps gracile d’Elena dans ses bras, sa gorge délicate percée de deux petits trous rouges, et son cœur au repos pour l’éternité.
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