Ils parcoururent le mur de rempart qui partait en diagonale du donjon avant de revenir vers la montagne. Il remarqua trois croix incrustées dans le parapet. Une question lui vint à l’esprit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu des croix sur le mur extérieur. »
— Il n’y en a qu’à l’intérieur. Tenez, regardez les blocs de pierre : il n’y a pas un gramme de mortier. Et tous les murs du donjon sont construits selon ce procédé. C’est un art que nous avons perdu.
Woermann se moquait bien des blocs de pierre. Il s’intéressait davantage aux remparts.
— Vous dites qu’il y a des pièces là-dessous ?
— Les deux tiers se trouvent dans la muraille, avec une meurtrière qui donne sur l’extérieur et une porte qui s’ouvre sur un couloir menant à la cour.
— Excellent, cela fera des chambrées parfaites. Voyons la tour à présent.
La tour de guet était d’une conception assez inhabituelle. Ses cinq niveaux se composaient chacun d’une suite de deux pièces et d’une petite terrasse. Un escalier de pierre en zigzag grimpait le long du mur nord.
Woermann reprit son souffle et se pencha sur le parapet bordant le sommet de la tour pour observer le long ruban du défilé montagneux. Il savait à présent où placer ses armes antitanks. Il ne faisait pas vraiment confiance aux Panzerbuchse 38 de 7,92 mm qu’on lui avait donnés mais il ne pensait pas avoir à s’en servir. De même pour les mortiers. Il les mettrait tout de même en batterie.
— Il est difficile de passer par là sans se faire remarquer, dit-il à voix basse, comme pour lui-même.
— Sauf au printemps, avec le brouillard épais qui envahit le défilé toutes les nuits.
Woermann prit note de sa remarque. Les hommes de garde devraient ouvrir l’œil mais aussi épier le moindre bruit.
— Où sont les oiseaux ? demanda-t-il enfin.
— Je n’en ai jamais vu dans le donjon, dit Alexandru. Jamais.
— Vous ne trouvez pas cela bizarre ?
— Le donjon lui-même est bizarre, Herr Capitaine, avec toutes ses croix. J’ai cessé de me poser des questions à l’âge de dix ans. Il est là, c’est tout.
— Qui l’a construit ? demanda Woermann, qui se détourna aussitôt pour ne pas voir le vieux hausser les épaules.
— Demandez à cinq personnes et vous aurez cinq réponses, toutes différentes. Certains prétendent qu’il s’agit des anciens seigneurs de Valachie ; pour d’autres, c’est un Turc méfiant ; pour d’autres encore, un pape. Vous savez, l’imagination prend facilement le relais de la vérité au bout de cinq siècles.
Des coups de marteau attirèrent alors leur attention, et Alexandru s’élança vers le couloir du rempart sud. Woermann le suivit.
— Herr Capitaine, ils enfoncent des pointes entre les blocs de pierre ! s’écria-t-il, en se tordant les mains. Arrêtez-les, ils vont abîmer les murs !
— Ne soyez pas ridicule ! Ce ne sont que des clous bien ordinaires, et ils n’en mettent que tous les trois ou quatre mètres. Nous avons deux générateurs et les hommes font courir des fils. L’armée allemande ne vit pas à la lueur de torches.
Un peu plus loin, ils découvrirent un soldat à genoux qui grattait un bloc de pierre avec sa baïonnette. Alexandru était hors de lui.
— Et celui-là, est-ce qu’il est en train de faire courir des fils ? dit-il d’une voix rauque.
Woermann s’approcha silencieusement du soldat. Une sueur froide le couvrit quand il se rendit compte que le soldat essayait de détacher une croix de la pointe de sa lame.
— Qui vous a confié cette tâche, soldat ?
Le soldat sursauta et lâcha sa baïonnette. Livide, il se releva pour affronter son officier.
— Répondez-moi ! cria Woermann.
— Personne, mon capitaine.
— Quelle était votre mission ?
— Faire courir les fils, mon capitaine.
— Et pourquoi avez-vous désobéi ?
— Je n’ai pas d’excuse, mon capitaine.
— Écoutez, soldat, je ne suis pas votre sergent instructeur. Et j’aimerais savoir pourquoi vous vous comportez en vandale alors que vous êtes un soldat allemand. Répondez !
— C’est à cause de l’or, mon capitaine, dit-il d’une voix pitoyable. J’ai entendu dire que ce château cachait le trésor des Papes. Et puis, il y a toutes ces croix, mon capitaine… on dirait de l’or et de l’argent, et j’étais en train de…
— Vous avez désobéi, soldat. Quel est votre nom ?
— Lutz, mon capitaine.
— Eh bien, soldat Lutz, vous avez gagné votre journée. Non seulement vous aurez appris que ces croix sont faites de cuivre et de nickel au lieu d’être en or et en argent, mais vous aurez également droit à prendre le premier tour de garde pendant toute cette semaine. Vous vous présenterez au sergent Oster quand vous en aurez fini avec ces fils.
Lutz rengaina sa baïonnette et s’éloigna. Alexandru, blafard, tremblait.
— Il ne faut jamais toucher aux croix ! dit le Roumain. Jamais !
— Pourquoi cela ?
— Parce qu’il en a toujours été ainsi. Rien ne doit changer dans le donjon. C’est pour cela que nous y travaillons. C’est pour cela que vous ne devez pas rester ici !
— Au revoir, Alexandru, dit Woermann, désireux de clore cette discussion, quoiqu’il partageât l’opinion du vieux Roumain.
Il s’en alla mais la voix plaintive retentit à nouveau :
— Je vous en prie, Herr Capitaine ! Dites-leur de ne jamais toucher aux croix ! Dites-leur de ne jamais y toucher !
Woermann résolut d’obéir à ses conseils. Pas pour lui faire plaisir, mais à cause de la terreur sans nom qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait vu le soldat Lutz tenter d’arracher la croix avec sa baïonnette. Ce n’était pas une simple gêne, plutôt une frayeur glacée, morbide, qui lui avait noué l’estomac. Et il était bien incapable de dire pourquoi.
Mercredi 23 avril
3 heures 20
Il était très tard quand Woermann se glissa enfin dans le sac de couchage posé à même le sol. Il s’était réservé le troisième étage de la tour, situé au-dessus des remparts mais pourtant facile d’accès. La pièce de devant lui servirait de bureau, celle de derrière, plus petite, de logement individuel. Les deux fenêtres de devant – simples ouvertures rectangulaires, dépourvues de carreaux mais pas de volets – lui permettaient de découvrir le défilé et le village ; celles de l’arrière donnaient sur la cour du donjon.
Les volets de bois demeurèrent ouverts toute la nuit. Il avait éteint la lumière et regardé par la fenêtre. Une fine couche de brouillard ondulait sur la gorge éclairée par la lueur d’étoiles innombrables. Il les contemplait et parvenait presque à comprendre l’émotion puissante qui se dégageait des ciels des tableaux de Van Gogh. Le silence n’était rompu que par le faible ronronnement des générateurs installés dans la cour. Le temps n’existait plus, et Woermann se laissait griser, jusqu’à ce qu’il se rendît compte qu’il était accablé de fatigue.
Le sommeil fut toutefois long à venir, et son esprit battait la campagne : la soirée était fraîche mais pas assez pour faire du feu dans les cheminées… d’ailleurs, il n’y avait pas de bois… l’été serait bientôt là, la chaleur ne serait pas un problème… l’eau non plus, il y avait des citernes dans les caves, alimentées par un ruisseau souterrain… le sanitaire pose toujours des problèmes… et puis, combien de temps allaient-ils rester là ?… Pouvait-il permettre aux hommes de dormir demain matin, après la journée épuisante qu’ils venaient de vivre ?… Alexandru et ses fils pourraient peut-être leur fabriquer des sortes de lits… surtout s’ils devaient passer l’automne et l’hiver au donjon… si la guerre devait s’éterniser…
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