Le vent soufflait moins fort maintenant. La tempête n’était pas terminée, mais elle se calmait.
Il se dirigea vers la salle de bains, puis pivota pour regarder en arrière, comme s’il s’attendait à surprendre quelqu’un. Mais il n’y avait que le lit défait, drap et couvertures gisant à terre. Il alluma la lumière au-dessus du lavabo, s’aspergea le visage d’eau froide et s’assit sur l’abattant des W.-C., respirant à longs traits, une inspiration après l’autre. Il eut envie de se lever pour aller se chercher une cigarette dans le paquet posé sur l’unique petite table de la chambre, mais ses jambes étaient en caoutchouc et il n’était pas sûr qu’elles le porteraient. Pas encore. Alors, il resta assis là. D’où il était, il voyait le lit et le lit était vide. Toute la chambre était vide. Aucun problème de ce côté-là.
Sauf que… il ne la sentait pas vide. Pas encore. Quand elle le serait, il retournerait se coucher. Mais plus pour dormir. Pour cette nuit, le sommeil était terminé.
13
Sept ans auparavant, alors qu’il travaillait comme garçon de salle dans un hôpital de Tulsa, Dan avait sympathisé avec un vieux psychiatre atteint d’un cancer du foie en phase terminale. Un jour qu’Emil Kemmer récapitulait (sans beaucoup de discrétion) les cas les plus intéressants qu’il avait rencontrés dans sa carrière, Dan lui avait confié que, depuis son enfance, il souffrait de ce qu’il appelait ses « rêves doubles ». Kemmer connaissait-il ce phénomène ? Y avait-il un autre nom pour le désigner ?
Kemmer, en son temps, avait été un solide gaillard — la vieille photo de mariage en noir et blanc posée sur sa table de chevet l’attestait — mais le cancer est le super-régime amaigrissant de choc et, le jour de leur conversation, il devait peser en kilos la moitié de son âge, soit quatre-vingt-onze ans. Son esprit toutefois était toujours aussi affûté et, assis là sur l’abattant des W.-C. à écouter la tempête mourir au-dehors, Dan se souvint du sourire chafouin du vieil homme.
« En général, lui avait répondu Kemmer avec son fort accent allemand, on me paye pour mes diagnostics, Daniel. »
Dan avait souri de même. « Pas de chance, alors. Tant pis pour moi.
— Peut-être pas. » Kemmer l’avait dévisagé. Il avait des yeux bleus perçants. Dan avait beau savoir que c’était affreusement injuste, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ces yeux-là sous la visière d’un casque noir de la Waffen-SS . « Une rumeur circule dans ce mouroir comme quoi vous êtes un jeune homme doué du talent d’aider les gens à passer de l’autre côté. Est-ce vrai ?
— Quelquefois, avait répondu Dan prudemment. Pas toujours. » La vérité, c’était: presque toujours.
« Lorsque mon heure viendra, m’aiderez-vous ?
— Si je le peux, bien sûr.
— Bien. » Kemmer s’était redressé contre son oreiller, entreprise douloureusement laborieuse, mais lorsque Dan s’était avancé pour l’aider, le vieil homme l’avait écarté d’un geste. « Ce que vous appelez “rêve double” est un phénomène bien connu des psychiatres et qui intéresse particulièrement les jungiens qui l’appellent faux réveil . Le premier rêve est généralement un rêve lucide, ce qui signifie que le rêveur est conscient qu’il rêve…
— Oui ! s’écria Dan. Mais dans le deuxième…
— Le rêveur croit qu’il est réveillé, enchaîna Kemmer. Jung en faisait le plus grand cas, attribuant même à ces rêves des pouvoirs de précognition. Mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs, n’est-ce pas, Dan ?
— Bien sûr, était convenu Dan.
— Le poète Edgar Allan Poe avait déjà décrit le phénomène du faux réveil longtemps avant la naissance de Jung. Il a écrit: “Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.” Ai-je répondu à votre question ?
— Je crois, oui. Merci.
— Tout le plaisir est pour moi. Je crois que je prendrais bien un peu de jus de fruits, à présent. Pomme, je vous prie. »
14
Des pouvoirs de précognition… mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs.
Dan ne s’était jamais vanté d’avoir le Don, mais de toute façon, il ne se serait jamais permis de contredire un mourant… surtout un mourant avec un regard bleu si froidement inquisiteur. La vérité, pourtant, c’était que l’un ou l’autre de ses rêves doubles était souvent prémonitoire, mais d’une façon qu’il ne comprenait jamais qu’à moitié ou ne comprenait pas du tout. Pourtant, là, assis en caleçon sur les W.-C., frissonnant à présent (et pas seulement parce que la chambre était froide), il comprit beaucoup plus de son rêve double qu’il n’aurait souhaité en comprendre.
Tommy était mort. Très certainement assassiné par son oncle tortionnaire. Sa mère s’était suicidée peu après. Quant au reste du rêve… et au chapeau fantôme qu’il avait vu rouler sur le trottoir…
Ne t’approche pas de la femme au chapeau. C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer.
« Je m’en fous », dit Dan.
Si tu la cherches, elle te bouffera vivant.
Il n’avait aucune intention de chercher cette femme, encore moins de la trouver. Quant à Deenie, il n’était responsable ni de la violence de son frère, ni de sa négligence envers son fils. Il n’avait même plus à se coltiner sa culpabilité pour ses misérables soixante-dix dollars ; elle avait revendu la coke — il était sûr que cette partie-là du rêve était vraie — donc ils étaient quittes. Plus que quittes, même.
Ce dont il se foutait pas, en revanche, c’était de se trouver à boire. De se soûler, plus exactement. Se fraca-bourrer-défoncer. À plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, à plus savoir où il habitait. La chaleur du soleil le matin, c’était bien, et la sensation agréable de muscles endoloris par le labeur, et se réveiller sans gueule de bois, tout ça c’était très bien, mais le prix à payer — tous ces rêves et visions insensés, sans compter les pensées importunes d’inconnus croisés dans la rue qui trouvaient le moyen de forcer ses défenses mentales —, non, le prix à payer était trop élevé.
Trop dur à supporter.
15
Assis sur la seule chaise de sa chambre, il lut à la lumière de la seule lampe de la chambre jusqu’à ce que les deux églises de la ville dotées d’un clocher sonnent sept heures. Alors, il chaussa ses bottes neuves (neuves pour lui, en tout cas), enfila son duffle-coat et sortit dans un monde métamorphosé et adouci. Plus aucune arête saillante nulle part. La neige tombait toujours, mais avec douceur maintenant.
Je devrais me tirer d’ici. Retourner en Floride. Merde au New Hampshire, où je parie qu’il neige le 4 juillet les années impaires.
La voix de Hallorann lui répondit, aussi bienveillante que dans ses souvenirs d’enfance, du temps où Dan était Danny, mais il y sentit néanmoins affleurer la dureté de l’acier: Tu ferais mieux de te poser quelque part, petit, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.
« Va te faire foutre, vieux débris », marmonna-t-il.
Il retourna au Red Apple, parce que c’était le seul magasin ouvert à cette heure (les débits de vins et spiritueux n’ouvriraient pas avant une demi-heure), et il déambula lentement entre la vitrine réfrigérée des vins et celle de la bière, ne parvenant pas à se décider. Il finit par conclure que, s’il devait se soûler, autant faire les choses en grand. Il attrapa deux bouteilles de Thunderbird (18 degrés, bon chiffre quand le whisky est temporairement inaccessible), remonta l’allée jusqu’à la caisse et s’arrêta.
Читать дальше